Sommaire de la brochure
Karl Marx en Algérie
Extrait d’El Moudjahid --- 4 septembre 1968.
En 1882, au crépuscule de sa vie, Karl Marx séjourna durant quelque deux mois à Alger. Le fait est notoire, bien sûr, mais ce qui reste ignoré, ou pour le moins très peu connu, ce sont les détails de ce séjour, c’est ce que fut la vie de cet homme génial dans la « colonie française », alors neuve de cinquante ans, ce qu’il y fit, ce qu’il y pensa des hommes et des choses de l’époque. Car --- il est intéressant de le noter aujourd’hui --- les « vacances algériennes » de Marx semblent avoir peu inspiré les historiens du marxisme. Peut-être que la halte fut trop brève, peut-être qu’il n’y mit au point aucune théorie transcendante, semblable au Manifeste ou au Capital…
Pourtant, quand il s’agit d’un tel homme dont l’œuvre bouleversa la société humaine, chaque moment de son existence est digne d’intérêt, susceptible d’apporter des enseignements, de parfaire la connaissance que l’on a de sa pensée. Ceci dit, notre ambition n’est pas, en ces quelques feuillets, de combler définitivement une lacune, mais bien plutôt d’apporter de modestes précisions sur le temps passé par Karl Marx en Algérie. Même si cela n’est que subjectif, il faut avouer que nous autres, Algériens, y accordons une certaine importance à la mesure de l’amour que nous avons pour notre pays et notre Révolution, à la mesure de l’idée que nous nous faisons de l’auteur du Manifeste.
CHAUVE ET GLABRE
C’est tout juste un an avant sa mort que Karl Marx débarqua à Alger : le lundi 20 février 1882 (Marx devait décéder le 14 mars 1883), le vapeur « Said » --- un « excellent bateau », écrira-t-il à Friedrich Engels --- le dépose au petit matin sur le sol algérien, après un jour et demi de traversée. L’homme qui met le pied sur la terre africaine est malade, très malade, et ce sont au demeurant des raisons médicales qui motivent son voyage. Mais si le corps se délabre (Marx a 64 ans), l’esprit reste vif, toujours actif et supporte très difficilement tant les injonctions des médecins que le handicap physique de la maladie qui imposent de strictes limites à son travail. De ces obstacles, Marx se plaint souvent, presque à chaque fois qu’il saisit la plume pour écrire à ses proches ou à ses amis. Sa correspondance est révélatrice à ce sujet, tout comme elle contient de nombreux enseignements sur son mode de vie à Alger et ses idées quant au pays. Elle nous confirme en premier lieu l’exceptionnelle puissance de travail de l’homme puisque, vieilli et malade, il n’en rédigea pas moins seize lettres (c’est du moins le nombre de celles qui sont connues) en l’espace des deux mois environ qu’il demeura dans notre capitale1. Si la plus grande partie des textes concerne des questions personnelles dont il informe parents et amis, on peut néanmoins y lire également des digressions qui intéressent l’histoire proprement dite, ou plus simplement la « petite histoire », comme ce post-scriptum d’une missive à. Engels : « À propos, devant l’ardeur du soleil, j’ai sacrifié ma barbe de prophète et ma chevelure sur l’autel d’un barbier algérois… ». N’est-il pas surprenant d’apprendre qu’un Karl Marx glabre et chauve séjourna à Alger !
L’ENTHOUSIASME AFRICAIN D’ENGELS
Ce n’est pas --- il faut bien le dire --- spontanément que Karl Marx a entrepris ce voyage en Algérie, ce n’est pas de sa propre initiative qu’il met le pied sur notre sol. Mais son médecin, le Dr Donkin de Londres, et surtout Engels, lui ont fortement conseillé de se rendre en Afrique du Nord pour se soigner. Marx quant à lui aurait préféré aller sur la Côte d’Azur et il « maudira » cordialement son ami « Fred » (Engels) qui lui a presque imposé ce séjour physiquement pénible pour lui et qui n’apportera aucune amélioration profonde à son état de santé. Dans une lettre à Jenny Longuet, sa fille, il écrit le 16 mars, à peine un mois après son arrivée : « … En résumé, comme j’en ai déjà informé Londres2, après cette expédition folle et irréfléchie, j’en suis exactement au même point en ce qui concerne ma santé, que lorsque j’ai quitté Maitland Park3… Pour ma part, j’avais quelque doute… mais Engels et Donkin se sont mutuellement échauffés jusqu’à un véritable enthousiasme africain ; et pourtant ils n’avaient ni l’un ni l’autre d’informations particulières… À plusieurs reprises, je leur avais donné à comprendre qu’il serait préférable de commencer par Menton (ou Nice), mais tout cela fut jeté au vent par mon vieil et tempétueux ami Fred qui --- ceci entre nous --- pourrait facilement tuer quelqu’un par son amitié… ». Et Marx revient sur le sujet dans une lettre à son gendre Paul Lafargue, quelques jours plus tard : « Depuis mon départ de Marseille, dit-il, il fait un temps magnifique aussi bien à Nice qu’à Menton. Mais ce soleil africain, cet air “miraculeux” d’ici --- c’était une idée fixe dont je ne suis responsable ! ».
En vérité, le « soleil africain » se fait plutôt rare durant le séjour de Marx. Nous autres, algérois, savons bien que les mois de mars et d’avril ne sont pas particulièrement constants en matière climatique et que la pluie n’est pas rare ici en cette période. Mais il semble que le passager du « Said » ait « tiré un numéro » vraiment mauvais en la circonstance et qu’en 1882 le printemps d’Alger fut très froid. « Depuis 10 ans, écrit Marx à sa fille Jenny, Alger n’a pas connu une saison aussi mauvaise ». Il parlera souvent, dans ses lettres, de ce mauvais temps qui lui interdit maintes sorties et notera, dès le 1er mars : « Février a été froid et humide. J’ai “attrapé” les trois jours les plus froids dudit mois… ». À chaque fois qu’il prend la plume, il ne peut s’empêcher de consacrer un paragraphe ou, pour le moins quelques lignes, à ce « vent qui hurle, ces averses, ce tonnerre, ces éclairs »4, aux « mouvements atmosphériques intenses »5. Il affirme que « les gens en ont vraiment assez, car --- il n’est pas nécessaire de le répéter --- un tel temps… est réellement inhabituel à Alger »6. Et cela demeurera ainsi, par intermittence sans désemparer, jusqu’à son départ ; cela hâtera même, sans aucun doute, ce départ.
MUSTAPHA EST UN NOM COMME JOHN
Mais laissons là ce départ, nous n’en sommes qu’à l’arrivée. Karl Marx, en débarquant, a une recommandation auprès d’un certain M. Fermé, juge à Alger. C’est un ami de ses gendres Charles Longuet et Paul Lafargue. Républicain, il a été exilé à la « colonie » durant le Second Empire, et recevra l’auteur du « Capital » avec une grande amabilité, s’occupant de contenter tous ses désirs. Sur le conseil de M. Fermé, Karl Marx quitte l’Hôtel d’Orient, où il avait passé sa première nuit sur le sol africain, pour s’installer à « l’Hôtel-Pension Victoria, Mustapha Supérieur, boulevard Bon-Accueil ». C’est l’adresse, toute symbolique, qu’il donne à ses correspondants à partir du 1er mars 1882. Il n’est pas sans intérêt [61] de savoir où trouver ce lieu dans Alger d’aujourd’hui : les recherches sont rendues ardues du fait de l’éloignement dans le passé, mais selon les renseignements qui ont pu être recueillis, il faudrait situer cet Hôtel Victoria --- à présent disparu bien sûr --- vers le haut du boulevard Mohamed V (ex-Saint-Saëns). Un annuaire de 1887 affirme qu’existait alors un Hôtel Victoria, « sans numéro, côté droit, plus haut que le numéro 97 ».
Quant au cadre, nous laissons le soin à Karl Marx lui-même de le décrire. La demeure est « sur une des collines, en dehors de la fortification, du côté de l’est de la ville. C’est un site magnifique : devant ma chambre, la baie de la Méditerranée, le port d’Alger ; des villas qui grimpent à la manière d’un amphithéâtre sur les collines (des ravines au-dessous des collines, d’autres collines au-dessus) : au loin, des montagnes visibles, entre autres des sommets neigeux derrière Matifou, sur les montagnes de Kabylie, des points culminants du Djurdjura7… À huit heures du matin, il n’est rien de plus prodigieux que ce panorama. L’air, la végétation, un merveilleux mélange européen-africain »8. Dans une lettre à son gendre Paul Lafargue, l’auteur du Capital précise ce que signifie « Mustapha Supérieur », l’adresse où il se fait envoyer son courrier : « Mustapha est un nom comme John. Quand on quitte Alger par la rue d’Isly, une longue route s’étend devant soi. Sur l’un des côtés s’élèvent, au pied des collines, des villas mauresques entourées de jardins (l’une de ces villas est l’Hôtel Victoria). De l’autre côté, des maisons parsèment le chemin qui descend la pente en terrasses. Et tout cela s’appelle “Mustapha Supérieur”. Mustapha Inférieur commence au bas de Mustapha Supérieur et s’étend jusqu’à la mer. Les deux Mustapha forment une commune… À Mustapha Supérieur, on construit sans arrêt de nouvelles maisons, on en détruit de vieilles ». Marx ajoute à ce propos : « Les travailleurs qui s’en occupent, bien qu’ils soient des hommes sains, habitants du lieu, sont atteints de fièvres, dès les trois premiers jours de travail… ».
Quoi qu’il en soit, il apparaît clairement que l’illustre vacancier ressent une grande admiration pour les beautés naturelles de notre capitale : « Rien de plus merveilleux que la ville d’Alger, et en particulier dans la campagne, aux portes de la ville… » dit-il.
LES BEAUX RESTES DE L’ARMÉE VAINCUE
Karl Marx ne se contente pas cependant --- dans la mesure où sa santé et le temps le permettent --- de contempler le paysage du haut de sa terrasse. Il entreprend des promenades dans la cité et aux environs. L’une de ces excursions notamment le conduit au Jardin d’Essai, par un après-midi d’avril. Dans une lettre à sa fille Laura Lafargue9, il conte cette visite, notant que le Jardin d’Essai « est coupé par trois larges et longues allées qui sont magnifiques ; en face de l’entrée principale, c’est l’allée des Platanes : puis l’allée des Palmiers qui s’achève dans une oasis de 72 immenses palmiers et est limitée par le chemin de fer et la mer ; enfin, il y a l’allée des magnolias et d’une certaine sorte de figuiers. Ces trois grandes allées sont elles-mêmes coupées par de nombreuses autres qui les croisent, comme par exemple l’étonnante allée des Bambous, l’allée des Palmiers à chanvre, des Dragonniers, des Eucalyptus, etc. Bien sûr, de telles allées ne peuvent être plantées dans les jardins d’acclimatation européens… ». Toujours à propos du Jardin d’Essai (et dans la même lettre), une phrase de Marx révèle toute l’érudition de l’homme en même temps que son intérêt de « tête » politique au-delà des magnificences du paysage : « Pour ton information, je me permets de noter que c’est sur cette même plage du Hamma qu’ont débarqué, h 23 octobre 1541, 24 000 soldats sous le commandement de l’empereur Charles Quint ; 8 jours plus tard, celui-ci a dû rembarquer les beaux restes de son armée vaincue sur ses navires qui avaient échappé à la tempête du 26 et qui avaient été rassemblés à grande peine par Doria auprès de Matifou… ».
LA TORTURE EST RÉGULIÈREMENT APPLIQUÉE
Au demeurant --- il est temps de poser la question ---, que pense Karl Marx, non plus du paysage ou du temps algériens, mais des hommes qui habitent le pays ? Certains passages de ses lettres permettent d’en avoir une idée assez précise, de connaître les sentiments que ressentait l’auteur du Capital à l’égard aussi bien des colons étrangers que des Algériens.
Des colons, il n’a pas la meilleure opinion, loin de là. Il dénonce leur vanité prétentieuse, leur racisme : « Là où un colon européen s’installe, ou bien même s’il ne se mêle que pour des raisons professionnelles aux “races inférieures”, il se considère en général aussi intouchable que le beau Guillaume 1er », écrit-il ironiquement à Engels10. Il insiste, dans la même lettre, sur la cruauté sanguinaire des colonialistes. Son ami le juge Fermé l’a mis au courant des méthodes criminelles de répression qui étaient --- et furent presque de tout temps --- en vigueur en Algérie : « … La torture est régulièrement appliquée pour extorquer les aveux des Arabes ; naturellement, c’est la « police » qui l’utilise (comme les Anglais aux Indes) et le juge est supposé n’en rien savoir. D’autre part, Fermé m’a raconté que lorsqu’un meurtre est commis par des Arabes… et que les auteurs sont arrêtés après quelque temps, jugés et décapités, cela ne suffit pas comme châtiment pour la famille colonialiste qui a été atteinte. Elle exige au moins qu’une demi-douzaine d’Arabes innocents soient « raccourcis »…
Ces représailles collectives --- nous en avons souffert bien plus récemment aussi à l’époque colonialiste --- que Marx décrivait à Engels en 1882 n’ont toutefois pas dû surprendre ce dernier qui, lui-même, avait écrit quelques années plus tôt en 1857, un article sur l’Algérie, dans lequel il mentionnait : « De l’occupation de l’Algérie par les Français jusqu’à ce jour, ce malheureux pays a été le théâtre d’une effusion de sang qui n’a pas de fin, de vols et d’actes barbares »11.
LES MUSULMANS NE RECONNAISSENT AUCUNE SUBORDINATION
Tout en condamnant aussi sévèrement les colons, Marx a également observé les Algériens, les « indigènes ». Il écrit à sa fille Laura Lafargue12 : « En vérité, les musulmans ne reconnaissent aucune subordination ; ils ne sont ni sujets, ni administrés… ». Marx confirme ainsi l’esprit de fière résistance qui toujours anima notre peuple. Il est aussi frappé par le sens de l’égalité qui règne entre Algériens. Au cours d’une promenade, il pénètre dans un café maure et assiste à un spectacle « au plus haut point impressionnant », dit-il. « Quelques-uns des Maures (les Algériens présents dans le café) étaient habillés avec recherche et même richement : d’autres portaient ce que j’oserais appeler des blouses, qui avaient été autrefois blanches et laineuses, mais qui ne sont aujourd’hui que des haillons et des lambeaux. Mais aux yeux d’un véritable musulman, les contingences comme le bonheur ou le malheur ne divisent aucunement les croyants entre eux. Elles n’exercent pas d’influence sur l’égalité absolue dans les contacts sociaux… En ce qui concerne leur espoir en une victoire finale sur les Incroyants (les colonialistes), les dirigeants politiques algériens considèrent à juste titre ce sentiment et cette pratique de l’égalité absolue (non pas pour ce qui est de la prospérité ou de la position, mais dans le domaine de la personnalité) comme une garantie… »
Mais Karl Marx, après ces observations, poursuit par une phrase qui laisse percer toute sa science inégalée de l’analyse sociale, qui montre combien l’homme, si près cependant de sa fin, n’a rien perdu de son intelligence ni de son esprit critique. Il ajoute en effet : « Pourtant (malgré cette égalité dans les rapports personnels), ils [62] iront au diable sans un mouvement révolutionnaire ! ». Ainsi, cette Révolution que nous avons engagée le 1er novembre 1954, et que nous continuons avec conséquence, cette Révolution qui doit seule entraîner la promotion véritable de notre peuple, Marx en avait pressenti, dès 1882, toute la nécessité pour la libération totale, politique et économique, de l’Algérien.
Mais faut-il s’en étonner étant donnée la trempe de l’homme, étant donné son génie ? C’est d’un œil clairvoyant que Marx a observé les Algériens : il remarque que « même le plus pauvre des Maures dépasse l’Européen dans l’art de se draper dans son attitude élégante et digne… », que les Algériens « ont le souvenir qu’ils ont eu autrefois de grands philosophes, de grands savants et qu’ils narguent les Européens pour leur ignorance… ». Mais il n’en note pas moins --- nous l’avons dit --- qu’ils « iront au diable sans un mouvement révolutionnaire ! ».
LE MALHEUR EST POUR CELUI QUI RESTE
Toutefois, la perspicacité de Karl Marx a peu de temps pour s’exercer. Le 2 mai 1882, il quitte Alger à bord de ce même vapeur « Said » qui l’y avait transporté quelque deux mois plus tôt. Le commandant aussi est le même : Lieutenant de vaisseau Mace. Marx va se rendre sur la Côte d’Azur --- son vœu est ainsi exaucé ---, avant de regagner Paris, en juin. Il en partira une fois encore vers la fin du mois d’août pour séjourner en Suisse, et finalement se rendre en Angleterre où la mort l’attend, au mois de mars de l’année suivante. Friedrich Engels, en annonçant le décès de cet homme génial à leur ami commun Adolph Sorge, rappelle que Marx aimait à répéter cette maxime d’Épicure : « La mort n’est pas un malheur pour celui qui meurt, mais elle l’est pour celui qui reste ».
Footnotes
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Sur ce nombre, Marx a adressé 9 lettres à Friedrich Engels à Londres, 5 à Jenny Longuet, sa fille aînée, à Argenteuil (France), 2 à sa seconde fille Laura Lafargue et à Paul Lafargue, son gendre et disciple, qui habitaient Paris. Il convient également de noter que ces lettres sont rédigées indifféremment en langues allemande, anglaise ou française (souvent mêlées) et présentent parfois certaines difficultés pour être « déchiffrées ». ↩
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Marx veut ainsi dire qu’il a informé Friedrich Engels qui résidait à Londres. ↩
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La résidence de Marx à Londres. ↩
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Lettre à Engels, 31 mars. ↩
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Lettre à Engels, 18 avril. ↩
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Lettre à Jenny Longuet, 27 mars. ↩
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^★^ En français dans le texte. ↩
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Lettre à Engels, 1er mars. ↩
-
Lettre à Laura Lafargue, 14 avril. ↩
-
Lettre à Engels, 8 avril. ↩
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Article écrit par Friedrich Engels en septembre 1857 pour The New American Cyclopaedia (publication US). ↩
-
Lettre à Laura Lafargue, 13 avril. ↩