Média communiste pour toute l'Europe
fondé par Michèle Mestre
12/1968 · Le socialisme scientifique algérien · p. 13-18
Sommaire de la brochure
  • Éditorial
  • Une civilisation d'une grande richesse
  • Ibn Khaldoun, précurseur de la science historique
  • Colonialisme et personnalité algérienne
  • Un peuple qui jamais ne renonça
  • Trois dates historiques : le programme de Tripoli, la Charte d'Alger, les documents du 19 juin
  • La reconstruction révolutionnaire du parti du FLN
  • Développement économique et planification
  • L'UGTA et la construction du socialisme
  • Armée nationale populaire, base décisive de la révolution
  • Document : « Notre justice doit-être révolutionnaire au service du peuple et à sa portée »
  • L'Union nationale des femmes algériennes
  • Pour une véritable coopération franco-algérienne
  • L'important développement de la coopération Algérie-URSS
  • L'Algérie au premier rang des luttes anti-impérialistes
  • Une grande admiration pour Marx, Lénine et la révolution d'Octobre
  • Karl Marx en Algérie
  • Lénine et les « Thèses d'Avril »
  • Grande révolution d'Octobre, un événement qui a ébranlé le monde
  • Marxisme et socialisme scientifique algérien
  • Colonialisme et personnalité algérienne

    Pendant plus de cent trente années, les forces colonialistes ont tenté d’étouffer toute personnalité algérienne, de nier la nation algérienne. Mais dans ce long combat, c’est finalement le peuple algérien qui l’a emporté, et aujourd’hui, construisant le socialisme, il réaffirme sa personnalité, la développe, revalorise son histoire trop longtemps travestie, dissimulée dans les œuvres des historiens de la France colonialiste.

    Le socialisme scientifique ne se construit pas indépendamment de la personnalité de chaque peuple. Bien au contraire, il se fonde sur elle et en permet le plein épanouissement, le libre développement de chaque peuple étant la condition du libre développement de tous les peuples. La lutte pour recouvrer leur personnalité propre est particulièrement nécessaire pour les peuples qui se libèrent de la tutelle colonialiste. L’histoire montre alors la place primordiale que prend tout naturellement pour ces peuples la lutte pour la réappropriation de leur propre passé, de leur propre culture, ainsi que la lutte contre tous les individus ou groupes qui, à un titre ou à un autre, apparaissent comme plus sensibles aux influences étrangères qu’à celles de leur propre peuple.

    Quoi de plus nécessaire aujourd’hui [14] que l’action du peuple algérien pour dégager du passé les richesses de sa propre histoire, ces richesses qu’il sut conserver et dans lesquelles il a puisé la force révolutionnaire qui lui a permis de bouter hors de son sol des envahisseurs installés depuis près d’un siècle et demi.

    Décoloniser l’histoire

    Pour les plus mal intentionnés des historiens français, l’Algérie d’avant la période coloniale n’existait pas. Pour les autres, elle était nationalement inachevée, et l’on retrouve là l’écho de la scandaleuse thèse de Maurice Thorez sur l’Algérie, « nation en formation ».

    L’Algérie d’aujourd’hui combat avec force et raison ces thèses impérialistes, car voici effectivement, ce qu’il en est de la vérité historique.

    C’est en 1711 que fut rembarqué pour Constantine le dernier pacha nommé par le pouvoir turc et que, de fait naquit, malgré la persistance de liens formels avec la Turquie, l’Algérie indépendante. Maîtresse de ses actes, l’Algérie signa alors de nombreux traités et pactes d’alliance avec divers pays. On doit en particulier, souligner que l’État algérien a été le premier à reconnaître la Révolution française de 1789 et à lui fournir assistance sous forme de blé et d’argent. Par ailleurs, le 5 septembre 1795, l’Algérie signait un traité de paix et d’amitié avec un État qui venait de naître : les États-Unis d’Amérique.

    À ces faits indéniables, les pseudo-historiens de la colonisation répondent : « il est vrai qu’un État algérien existait, mais ce n’est pas pour autant qu’il existait une nation algérienne. »

    Dans ce cas précis, la différenciation entre « État » et « nation » apparaît comme spécieuse et non soutenable. Prenons-en pour preuve --- quelle preuve ! --- les déclarations que faisait Bugeaud devant la Chambre des députés1 au moment même où le colonialisme français mettait tout en œuvre pour s’emparer de l’Algérie :

    « L’existence de cette nation si vigoureuse, si bien préparée pour la guerre, supérieure à ce point aux masses européennes que nous pourrions introduire dans le pays, nous impose l’obligation absolue d’établir devant elle, à côté d’elle, au milieu d’elle, la population la plus vigoureuse possible. »

    Et encore, dans sa lettre du 5 mars 1846 au général de La Rué :

    « Il vaut certainement beaucoup mieux entrelacer les Arabes avec nous que les mettre dans une zone et nous dans l’autre. En les divisant, nous détruirons chez eux la force d’ensemble et la nationalité. ».

    D’autres témoignages, des premières années de la colonisation, révèlent que sur le plan de la culture, l’Algérie de 1830 était une nation fort développée. C’est ainsi que l’historien Rozet reconnaissait en 1833 que « la population algérienne a peut-être plus d’éducation que le peuple français »2.

    Et le général français Valazé, en janvier 1834, note dans les procès-verbaux de la Commission d’Afrique : « Presque tous les Arabes savent lire et écrire. Dans chaque village, il y a deux écoles »3.

    Sur quoi s’appuient donc certains auteurs pour déclarer inachevée la nation algérienne de 1830 ? Essentiellement sur le fait que le régime était alors de type féodal, et qu’en conséquence la nation était divisée en classes antagonistes. André Prenant, en particulier, a défendu cette thèse4, mais dans son ouvrage Décoloniser l’Histoire, Mohamed Sahli lui a fort justement répondu5 :

    « Les tribus makzen, les Azeliers, les Turcs et autres soutiens ou bénéficiaires du régime oligarchique d’avant 1830 ne constituaient qu’une minorité de la population algérienne. À titre indicatif, on relève chez Venture de Paradis, le chiffre de sept à huit mille Turcs établis dans toute l’Algérie en 1789. Transformer une opposition classique entre majorité et minorité en un conflit de “groupes” revient à mettre entre parenthèses le poids spécifique des choses et leur importance relative.

    Entre cette majorité et cette minorité, il y avait des différences portant sur la condition sociale, mais non sur la langue ni la culture puisque, abstraction faite des dialectes berbères, la langue nationale, la langue officielle était l’arabe, que les Turcs eux-mêmes utilisaient, depuis le simple janissaire jusqu’au dey.

    Liées par une communauté de religion, de langue et de culture, la majorité et la minorité étaient également d’accord sur le maintien de l’indépendance du pays et de son intégrité territoriale. Leur opposition portait sur la nature sociale et politique du régime et aurait pu être résorbée soit par une évolution démocratique, soit par une révolution. »

    Dans le même ouvrage, Mohamed Sahli insiste également sur des aspects peu connus de la réalité algérienne d’avant 1830, aspects qui éclairent d’un jour nouveau l’intervention française dans ce pays.

    Depuis plusieurs années, des conflits éclataient --- conflits de classe --- entre les couches populaires et le pouvoir accusé d’accorder trop facilement des privilèges aux étrangers. Entre 1800 et 1830, plusieurs deys payèrent de leur vie leur manque de fermeté face aux affameurs et aux interventions européennes en Algérie. C’est sous cette pression qu’un manifeste du dey fut promulgué en 1826 abolissant les privilèges étrangers en Algérie.

    Ce réveil du peuple algérien, face à une féodalité qui se désagrégeait, ne fut sans doute pas étranger --- ainsi que le nota Mohamed Sahli --- à la décision française d’intervention à Alger, intervention destinée à garantir des avantages de type colonialiste, acquis précédemment et qui apparaissaient comme menacés.

    Abdelkader fondateur d’un État moderne

    Mis en cause de l’intérieur par le peuple algérien, le pouvoir de type féodal s’effondra très vite sous les coups de l’envahisseur.

    C’est du peuple et de ses dirigeants de l’époque --- dont Abdel­kader fut le plus prestigieux --- que naquit non seulement la résistance a l’oppression étrangère, mais un État moderne, aux structures unifiées, conquête révolutionnaire dans l’Algérie de l’époque.

    Abdelkader est aujourd’hui considéré en Algérie comme un précurseur, un exemple, le premier chef d’État de l’Algérie moderne.

    Nous empruntons ci-dessous, à un article de Karl Marx6, quelques traits dépeignant la personnalité d’Abdelkader, son contemporain :

    « Un Émir de la tribu bédouine de Hashem Carabo, dans la province d’Oran, descendant d’une ancienne famille de marabouts qui pouvait projeter ses origines aussi loin que les califes de la dynastie des Fatimides. Son nom en entier est Sidi el Hadj Abdelkader Oulid Mhiddeen. Il naquit en 1807 près de Mascara et fut éduqué [15] dans un collège pour apprendre la théologie et la jurisprudence. Son père, Mhiddeen, émir ou prince de Mascara, jouissait de son vivant de la plus haute réputation de sagesse et de sainteté, à un degré tel que sa maison fut un asile pour les débiteurs et les criminels. Son influence souleva l’appréhension du gouvernement turc d’Oran qui craignit qu’il veuille renverser la domination turque. Pour éviter l’inimitié du bey, Mhiddeen fit un pèlerinage à la Mecque.

    Il mourut en 1834 d’un poison qui lui fut administré par Ben Moosa, chef des Maures de Tlemcem. Abdelkader avait accompagné son père à la Mecque et acquit ainsi le titre El Hadj (le pèlerin). On dit qu’il manifesta tôt des capacités dépassant son âge.

    En 1827, il visita l’Égypte et passa quelque temps à la cour de Mehemet Ali, étudiant les réformes et le nouveau système de ce politicien astucieux. Son extérieur noble et avenant, ainsi que son affabilité et ses manières simples lui conquirent l’affection de ses compatriotes, tandis que la pureté de ses mœurs lui valut leur respect et leur estime. Il fut le plus accompli des cavaliers arabes, un parfait soldat, et le plus brave parmi les braves.

    L’occupation d’Alger par les Français ne rencontra qu’une faible résistance de la part des Turcs, mais elle souleva le furieux esprit d’indépendance des tribus algériennes et, après avoir versé des flots de sang et dépensé des millions, les Français ne détenaient guère que le sol occupé par leurs propres garnisons.

    En 1831, Abdelkader, le plus formidable de leurs opposants, s’efforça de consolider les tribus en organisant un système de résistance. Son frère aîné était déjà tombé, lors d’un conflit avec les Français au moment où, à la tête de sa propre tribu et des tribus voisines, il commençait à les harceler, évitant tout engagement, et se contentant de surprendre leurs avant-postes et de couper leurs convois. Dans le printemps de 1832, le général Boyer, commandant d’Oran, lança une offensive sans résultat contre Tlemcen, place forte d’Abdelkader.

    Ceci encouragea Abdelkader à entreprendre des opérations plus décisives et à la tête de cinq mille Bédouins, ravagea la province d’Oran et menaça la ville elle-même, sommant les Français d’évacuer le territoire.

    Son courage et son audace lors de cette expédition, bien qu’elle ne fût suivie d’aucun résultat positif, lui valurent l’admiration des Arabes : trente-deux tribus se déclarèrent immédiatement en sa faveur, et il fut élu chef des croyants, en décembre 1832, alors qu’il avait seulement vingt-trois ans ».

    Peu après 1832, le pouvoir d’Abdelkader s’étendit à une large partie du territoire national. Rompant avec la tradition de l’État du dey, il investit des chefs locaux dont l’autorité ne procédait plus de liens féodaux, mais de la confiance que leur montrait la population. Le territoire fut partagé en circonscriptions hiérarchisées à la tête desquelles se trouvaient des fonctionnaires rétribués dépendant directement du pouvoir central.

    À la diversité des statuts existant précédemment pour la population, l’État d’Abdelkader substitue un régime unique et un impôt uniformisé. L’armée elle-même est d’un type nouveau. Comportant un noyau d’armée permanente soumise à une discipline unique et relevant du pouvoir central ; elle comprend des contingents de miliciens levés dans chaque circonscription.

    À la tête de l’État se trouve un Conseil que dirige l’Émir, et qui, il l’a maintes fois prouvé, a pour souci de recueillir l’approbation du peuple. À ce sujet, on peut rappeler la lettre où Abdelkader déclare à Louis Philippe7 :

    « Tu dois savoir mieux que moi qu’aucune mesure n’est valable si elle n’est sanctionnée de l’approbation du peuple. »

    Disposant du monopole de la frappe de la monnaie, l’État prend également en charge la justice et l’instruction. Il développe la culture des domaines d’État et --- fait remarquable pour l’époque --- il prend le contrôle du commerce extérieur, impulse directement le développement d’un certain nombre d’activités économiques et crée les fondements d’une production industrielle.

    Faisant venir --- sur contrats --- des ouvriers français et espagnols, il fait mettre en exploitation des mines de fer et de cuivre, fait construire des fonderies et une vaste forge à Miliana. La guerre amenant l’Émir à déplacer vers le sud ses efforts de développement, il y crée de nouvelles villes, y ouvre des ateliers, des chantiers, des arsenaux.

    Ces réalisations apparaissent d’autant plus remarquables qu’elles furent mises en œuvre dans le contexte de la guerre contre l’occupant et face à l’opposition, ouverte ou larvée, de nombre de féodaux. Pour la plupart, ces derniers, soucieux de préserver leur pouvoir, optèrent en effet pour l’envahisseur et contre le peuple, ou du moins jouèrent un rôle de division et de régression en refusant l’unification de la lutte sous la direction de l’État d’Abdelkader.

    Malgré ces freins, malgré la défaite de 1847, la lutte de l’Émir et ses réalisations laissèrent des traces profondes dans le peuple algérien qui gardera vivace en lui le souvenir de ces quinze années de bouleversements, le souvenir d’une étape décisive dans l’affirmation de la personnalité algérienne.

    Plus d’un siècle d’efforts pour briser la personnalité algérienne

    Les formes d’oppression d’un peuple ne sont pas le fruit d’un quelconque désir subjectif des occupants. Elles sont directement liées aux capacités de résistance du peuple colonisé. Aussi les efforts pour briser la personnalité du peuple algérien furent-ils d’une rare violence, d’une rare obstination.

    Les atrocités commises dans les premières années de la colonisation sont maintenant chose connue, les généraux qui les dirigèrent ayant pour beaucoup reconnu les faits. Ainsi Saint-Arnaud8 : « On ravage, on brûle, on pille, on détruit les maisons et les arbres. »

    Ainsi d’Hérisson, parlant de l’occupation de la Kabylie en 18579 :

    « Les oreilles des indigènes valurent longtemps encore dix francs la paire, et leurs femmes demeurèrent comme eux, un gibier parfait. »

    Et l’on pourrait citer aussi les enfumades où des milliers d’Algériens moururent, coupables d’être Algériens et de vouloir rester Algériens.

    Trois périodes doivent être distinguées dans l’occupation coloniale. Une première qui va de 1830 à 1871 ; une seconde qui va de 1871 aux années 1920, et la dernière qui va des années 1920 à l’indépendance en 1962.

    Durant la première période, les hostilités ouvertes ne cessèrent pratiquement jamais, ce fut l’époque de l’écrasement, pour ne pas dire du génocide, du peuple algérien. Durant la seconde période, les manifestations de résistance se firent plus sporadiques, puis elles reprirent avec la naissance du mouvement national algérien (1924) pour culminer avec la [16] lutte révolutionnaire armée à partir de 1954.

    La plus longue et la plus difficile des périodes pour l’Algérie fut la seconde, celle pendant laquelle deux auteurs français pouvaient écrire (1908) :

    « Nous avons détruit les forces qui pouvaient nous résister, mais nous avons détruit du même coup celles sur lesquelles nous pouvions nous appuyer. Nous avons fait passer sur toute l’Algérie une sorte de rouleau compresseur. Nous n’avons plus en face de nous qu’une poussière d’hommes sur laquelle nous sommes le plus souvent sans action »10.

    Un rouleau compresseur !

    Oui ! Les efforts pour détruire les hommes, pour détruire l’économie du pays, pour détruire la langue, pour détruire la structure sociale, tout fut tenté pour dépersonnaliser l’Algérie. Et c’est ensuite que vinrent les historiens de la colonisation, ceux qui découvrirent dans l’Algérie un cas « d’immobilisme racial », une « inaptitude congénitale à l’indépendance »11 et --- le summum des découvertes --- « une personnalité, si l’on peut dire, négative »12.

    Dès les débuts de la colonisation, le peuplement par des colons français, puis plus généralement européen, fut sciemment employé comme un moyen de réduire, de détruire le peuple algérien. Bugeaud, le 14 mai 1840, fixait les objectifs à atteindre :

    « Il faut une grande invasion en Afrique, qui ressemble à ce que faisaient les Francs, à ce que faisaient les Goths ».

    Jusqu’en 1914, en France, des affiches dans les mairies, les bureaux de poste et les gares, appelaient les Français à participer à la colonisation officielle de la terre algérienne. C’était l’époque où l’on saluait la naissance d’une France nouvelle sur l’autre rive de la Méditerranée.

    Pendant toute la première période de la colonisation, les plans se multiplièrent, visant les uns à l’extermination, les autres au refoulement, soit progressif, soit brutal. Bugeaud soulignait :

    « On a pensé quelquefois au peuple arabe, mais pour lui dire, qu’on nous passe l’expression triviale en ce qu’elle rend parfaitement la chose : ôte-toi de là que je m’y mette »13.

    Mais --- de fait --- l’extermination et les refoulements massifs se révélèrent impossibles, et c’est la politique du « resserrement », du cantonnement qui l’emporta, les Algériens étant dépossédés de leurs terres et regroupés sur les terrains incultes. Pour cela, toute une procédure administrative et juridique fut mise au point pour affaiblir et morceler la société algérienne.

    Comme le signale M. C. Sahli :

    « L’obstacle à éliminer, c’étaient les structures collectives, source de cohésion sociale et nationale, rempart de la propriété, pratiquement inaliénable. L’instrument ce fut le sénatus-consulte du 22 avril 1863 complété par la loi Warnier de 1873 et visant à morceler la tribu et à individualiser la propriété »14. « Il s’agissait de morceler et d’émietter la propriété algérienne que sa structure familiale ou collective rendait, jusque-là inaliénable et inaccessible aux acheteurs européens. Sous couleur de constituer et de protéger la propriété individuelle, le sénatus-consulte de 1863 aboutissait à une véritable spoliation. Des enquêtes étaient prescrites qui répartissaient les terres en cinq catégories : melk (familiales), arch (tribales), communales, domaine public et domaine de l’État. Sur 5 700 000 ha appartenant à 374 tribus et délimités entre 1863 et 1870, les trois dernières catégories reçurent près de 1 400 000 ha qui, échappant à leurs anciens propriétaires, devenaient disponibles pour la colonisation »15.

    La loi Warnier porta un coup encore beaucoup plus grave, car elle était destinée à faire éclater la structure sociale de l’Algérie, structure qui reposait pour l’essentiel sur une appropriation collective des terres. Individualisant la propriété des terres, les commissaires-enquêteurs remontaient de plusieurs générations en arrière et multipliaient à l’extrême le nombre de copropriétaires de chaque terrain, chacun disposant d’un titre lui conférant parfois à peine la surface nécessaire à poser un pied sur sa propriété. Destinée en principe à faciliter les transactions sur les terres, la loi Warnier fut en fait un double instrument :

    — de dépossession des terres au profit des colons européens à qui il suffisait d’acheter un titre minime pour demander le partage, donc la vente préalable du terrain ;

    — de destruction de la cohésion des masses paysannes algériennes.

    Écrivain de la colonisation, Ismaël Hamet écrivait alors :

    « L’individu avec ou sans patrimoine, se détache de la collectivité indigène qui n’est plus rien pour lui et se met sous la tutelle européenne qui peut tout pour lui »16.

    Introduisant l’individualisme occidental dans une société collectivisée, la loi Warnier, par ses conséquences, fut une des plus graves atteintes portées à la personnalité algérienne, atteinte dont les effets pèsent encore aujourd’hui sur ceux qui ont la charge de construire le socialisme.

    Allant dans le même sens, bien d’autres mesures colonialistes devraient être également citées, en particulier toutes celles ayant trait à l’administration territoriale, aux « bureaux arabes », aux « communes mixtes », et aux « communes subdivisionnaires ». De même, il faudrait parler de la loi annexant aux Domaines la forêt algérienne, de la confiscation des biens habous, du pillage des biens culturels (exemple de la bibliothèque d’Abdelkader), des mesures prises contre la religion et des tentatives d’opposer la communauté d’origine juive ou les Kabyles au reste des Algériens.

    Ne pouvant aborder toutes ces questions, nous insisterons seulement sur l’une des plus significatives, l’atteinte à la langue arabe, déclarée langue étrangère en 1938, et son corollaire, le démantèlement de l’école et de l’enseignement algérien.

    Dans son livre sur l’Algérie, écrit à la fin du siècle dernier, l’historien Maurice Wahl reconnaît que « nous (les Français) avons commencé par détruire presque entièrement les mcids (écoles primaires), zaouias (rurales), médersas (supérieures) et autres écoles musulmanes qui existaient avant 1830 ».

    À ces milliers d’écoles arabes, les autorités coloniales substituèrent, peu à peu, des écoles françaises. La première de celles-ci fut ouverte en 1836 et il n’en existait que soixante-dix-neuf vers 1890. Le but de ces écoles était clair et Ismaël Hamet ne l’a pas masqué lorsqu’il écrivait :

    « Les premières écoles ouvertes à la jeunesse musulmane donnaient des auxiliaires entièrement ralliés, dont le concours précieux largement récompensé et la fidélité soutenus ne furent pas sans impressionner favorablement le reste de la population indigène »17.

    Mais Ismaël Hamet confondait, au moins partiellement, ses espérances avec la réalité. Les écoles françaises servirent surtout de paravent aux mesures édictées contre les écoles arabes, et elles furent --- de fait --- combattues par une partie des colons et refusées par une large partie du peuple algérien.

    L’instituteur algérien de l’école française était un homme isolé de son peuple. C’est ainsi que William Marçais peut déclarer en 1909 :

    « Quelque soin que l’on ait pris au Cours Normal de ne pas le démusulmaniser (costume indigène conservé, boissons fermentées interdites, jeûne du ramadan observé), le moniteur indigène représente [17] aux yeux de ses coreligionnaires, le type peu estimé du renégat… Il représente une grave équivoque : il est musulman, mais fréquente surtout les Européens »18.

    Tous les efforts furent ainsi tentés, pendant plus d’un siècle, pour briser la personnalité algérienne, mais quelles que soient les atteintes que celle-ci ait subies, elle n’a pu être détruite, en particulier au sein des masses paysannes.

    Les masses paysannes gardiennes vigilantes de la personnalité algérienne

    Face à l’entreprise de dépersonnalisation de l’occupant colonialiste, les masses paysannes ont révélé une farouche volonté de défendre leur terre, leur langue, leur culture, leur religion.

    Cette lutte silencieuse, ce combat tenace, incessant, plongeait ses racines dans toute l’histoire de la nation, dans une tradition profonde d’action collective face à l’envahisseur.

    [Tous]{.smallcaps} ceux qui ont vécu avec les paysans algériens manifestent leur étonnement devant l’ampleur de la tradition orale. Dans bien des régions, au début de l’insurrection de 1954, les paysans connaissaient et utilisaient les leçons des combats de l’époque d’Abdelkader et de l’insurrection de 1871, et ils les connaissaient par transmission orale.

    De même était resté vivace dans la paysannerie algérienne le souvenu des chertya ou comités populaires d’une dizaine de membres créés en 1870 dans la région de Biskra, puis étendus ensuite à une partie de l’Algérie. Ces comités, organes doublant le pouvoir mis en place par les colonisateurs, administrant les villages, assurant leur défense, rendant la justice, étaient nés à la faveur du relâchement militaire des Français occupés par ailleurs à faire face à l’armée allemande.

    Attachés à leur terre, les paysans algériens n’acceptèrent jamais leur expropriation. Dans son ouvrage, Paysans algériens, Michel Launay raconte comment, pendant la guerre, de jeunes paysans algériens se montraient fiers du refus qu’avaient opposé leurs arrières grands-pères, il y a un siècle, à toute indemnisation des terres dont on les avait dépossédés. C’était leur terre, et de génération en génération, ils attendaient le moment favorable pour la reprendre au colon.

    Cet attachement à la terre de leurs ancêtres, à la terre de leur patrie, les paysans algériens ont su le montrer en permanence, dans le combat quotidien contre l’accaparement du sol national par l’étranger.

    Dans « L’Enquête sur la propriété rurale », enquête instituée par l’occupant, de 1898 à 1901, on peut lire au procès-verbal de la dernière séance, les amères constatations suivantes :

    « Toutes ces circonstances réunies démontrent que les Kabyles ont plus de facilités que les autres indigènes pour aliéner leurs terres, et qu’ils y sont sollicités par des causes multiples. Cependant, il est constaté que les aliénations sont rares ou peu importantes en Kabylie… Ceux qui vendent obéissent à des mobiles très variés, mais ils vendent toujours à leurs coreligionnaires, jamais ou très rarement aux Européens. Bien plus, dans de nombreuses communes, ce sont eux qui achètent aux Européens (El Kseur, Oued Amizour, Haut Sébaou,

    Dru-el-Mizan, Tizi Renif, Mirabeau, Dellys). La Kabylie n’est pas d’ailleurs la seule région de l’Algérie où on voit les indigènes non seulement garder leurs terres, mais encore acheter celles des Européens. À Tablat, à Affreville, à Aïn-Sultan, à Bou-Medfa, au Kroub, à Penthièvre, et, depuis quelque temps, à Orléansville même, c’est-à-dire le pays qui passe pour avoir le plus souffert des expropriations et des licitations, comme il a fréquemment souffert de la sécheresse. Ainsi donc, il y a des contrées où la situation des indigènes, quoique précaire, ne les conduit nullement à aliéner leurs terres à l’élément européen, et il y en a d’autres où l’élément indigène reprend possession des terrains livrés depuis longtemps à la colonisation »19.

    À l’exception de la région oranaise, le rapport admet que dans le reste de l’Algérie, « les aliénations les plus nombreuses sont consenties au profit des indigènes » et il est noté que si l’Européen offre en moyenne un prix de 110 francs l’hectare (allant parfois jusqu’à 500 francs) l’Algérien préfère cependant vendre à son compatriote au prix de 58 francs l’hectare.

    Si la paysannerie algérienne a mené un combat incessant pour conserver la terre des ancêtres, elle a de même tout fait pour conserver sa culture et le moyen de celle-ci : l’école arabe.

    Parlant au nom de toute l’Algérie, 1 700 signataires de Constantine réclamaient en 1887 dans une pétition au Parlement français, « l’organisation des écoles arabes et l’étude des voies et moyens de les mettre à la portée de tous les musulmans ». En fait, ce sera seulement à partir des années 1930 que l’école arabe pourra prendre un nouveau départ et cela sous l’influence du mouvement des Oulémas qui disposait de bases solides dans la paysannerie.

    Michel Launay, dans son ouvrage écrit à la fin de la guerre d’Algérie, note l’intérêt profond que portaient les masses paysannes à l’implantation des écoles arabes et remarque la liaison évidente entre les foyers nationalistes et l’existence de ces écoles, les « médersas réformistes », œuvres des Oulémas.

    Ben Badis et le renouveau de la lutte pour la nation algérienne

    Au mouvement des Oulémas, dont la dimension était bien plus vaste que celle d’un simple mouvement religieux, est attaché le nom de Ben Badis « cet homme exceptionnel », comme titrait El Moudjahid le 10 avril 1968.

    Que disait Ben Badis ?

    « Nous avons cherché dans l’Histoire et dans le présent aussi et nous avons constaté que la nation algérienne musulmane s’est formée et qu’elle existe, comme se sont formées et existent toutes les nations de la terre.

    « Cette nation a son histoire illustrée par les plus hauts faits ; elle a son unité religieuse et linguistique ; elle a sa culture, ses traditions et ses caractéristiques, bonnes ou mauvaises, c’est le cas de toute nation sur terre.

    « Nous disons que cette nation algérienne n’est pas la France, ne veut pas être la France, ne peut pas être la France ». (Ben Badis dans la revue Ach Chihab, avril 1936)

    Cette citation se passe de tout commentaire. Elle montre à quel haut niveau se plaçait déjà la lutte de l’Algérie pour recouvrer sa personnalité.

    Le cheikh Abdelhamid Ben Badis, né à Constantine en 1890, reçut sa formation auprès de ses maîtres de Constantine d’abord, puis à l’université de Zitouna à Tunis et enfin étudia en Orient pendant neuf ans. Revenu en Algérie, en 1921, il se fera le leader de la lutte contre la « dépersonnalisation » de l’Algérie.

    A. R. Khiari, dans El Moudjahid du 16 avril 1968, nous le présente de la façon suivante, à l’occasion du 28^e^ anniversaire de sa mort :

    « Trois ans après son retour de l’Orient, le cheikh Ben Badis, avec la collaboration de cheikh Ambarek El-Mili fonda une première école [18] libre pour l’éducation de la jeunesse, la propagation de la langue nationale et l’enseignement d’une morale conforme à la dignité de l’Algérie.

    « Très vite, son enseignement eut un immense succès et on dénombre à sa mort plus de 400 écoles libres.

    « Les cours étaient dispensés bénévolement et des hommes instruits et des penseurs venaient de différents pays arabes en vue de profiter eux aussi de l’enseignement qui rayonnait bien au-delà du Maghreb arabe.

    « Comme journaliste, Ben Badis fut un exemple alliant l’éducateur, le penseur et le révolutionnaire (…)

    « À une époque où l’obscurantisme faisait loi, où le découragement se répandait, il avait confiance en lui-même, confiance en ses compatriotes et surtout confiance dans le génie de l’Algérie (…)

    « Celui qui avait dit un jour “Seul l’acte peut convaincre et non uniquement la parole” ne ménagea jamais ni sa personne, ni son temps, pour l’idéal patriotique (…).

    « Celui qui lutta pour l’islam authentique, pour les sciences, pour la raison, pour la culture et la langue arabe, pour la personnalité algérienne, pour l’indépendance, celui-ci fut un grand homme (…).

    « Il fut et demeure un grand exemple ».

    L’action d’autres dirigeants progressistes de l’Association des Oulémas serait sans doute à mettre aussi en valeur ; nous ne citerons que Tewfiq al Madani qui, en 1932, fit paraître une histoire de l’Algérie dont la préface, vibrant appel au réveil de l’Algérie opprimée, se termine par la devise restée célèbre : « L’islam est ma religion, l’arabe ma langue, l’Algérie ma patrie. »

    Issus des milieux aisés des villes et principalement de Constantine, les membres de l’Association des Oulémas jouèrent un rôle indéniable dans la préparation de la Révolution algérienne.

    Leur action s’inscrivit dans le cadre général de l’éveil du monde arabe après l’effondrement de l’Empire ottoman ; en particulier, elle ne fut pas sans liaison avec la naissance du mouvement national algérien en 1924, ni bien sûr avec celles des mouvements tunisien et marocain. À ce sujet, il n’est pas inutile de rappeler que c’est en 1925 qu’Abd El Krim lançait dans le Maroc en guerre l’appel aux peuples des autres pays arabes de « briser les liens de l’esclavage, chasser les oppresseurs et libérer leurs territoires. »

    À l’Association des Oulémas, la Charte d’Alger rend hommage en déclarant :

    « L’Association des Oulémas a mené un combat acharné pour libérer le peuple des superstitions religieuses et du maraboutisme et a déployé des efforts méritoires pour aider à la renaissance culturelle et à la propagation de l’enseignement de l’arabe. »

    De par ses objectifs, l’Association avait ses propres limites, et ce n’est pas d’elle, mais du mouvement politique, du mouvement nationaliste que devaient surgir les solutions révolutionnaires à la décolonisation de l’Algérie.

    Affirmation révolutionnaire de la personnalité algérienne

    Comment ne pas reconnaître l’extraordinaire force que les huit années de guerre révolutionnaire et un million et demi de martyrs ont donné au combat pour la réaffirmation de la personnalité algérienne ? Qui osait encore en France en 1962, après la victoire du peuple algérien, parler de la personnalité « négative » de l’Algérie ?

    Comme à travers toute lutte révolutionnaire des décantations se sont faites, certains ne pouvant suivre le dynamisme de la révolution ni rompre totalement avec toute influence colonialiste. Mais d’étape en étape, l’unité nationale s’est soudée et l’Algérie se présente maintenant comme une nation respectée dont personne, sur la scène internationale, ne songe à contester la personnalité originale.

    Si c’est dans l’action, et surtout sous sa forme la plus haute, l’action révolutionnaire, que s’affirme la personnalité de l’homme, c’est dans la Révolution que s’affirme le plus décisivement la personnalité nationale d’un peuple. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’aujourd’hui en Algérie, ceux qui ont les responsabilités les plus importantes dans la poursuite de la Révolution soient en même temps ceux qui travaillent d’une façon opiniâtre à

    ce que l’Algérie recouvre intégralement sa personnalité.

    Le caractère arabe du peuple algérien est plus que jamais affirmé par la Révolution algérienne et c’est là indépendamment des problèmes intérieurs qui sont ainsi posés, la preuve du dynamisme de cette Révolution, si profondément solidaires de la lutte des autres nations arabes.

    Sur le plan intérieur, la réaffirmation du caractère arabe de la personnalité algérienne n’est pas une clause de style. C’est un principe de la politique révolutionnaire algérienne qui se concrétise par des actions très précises comme par exemple le décret récemment pris par le gouvernement prévoyant entre autres mesures :

    — qu’à partir du 1^er^ janvier 1971, l’accès à tout emploi permanent dans les administrations, collectivités locales, établissements publics est subordonné à une connaissance suffisante de la langue nationale.

    — que les fonctionnaires recrutés avant cette date devront acquérir cette connaissance minimum et un diplôme correspondant s’ils veulent bénéficier plus tard de promotions ou avancements.

    De telles mesures montrent à quel point la nécessité de recouvrer pleinement sa personnalité est une question cruciale pour l’Algérie d’aujourd’hui. Le colonialisme est mort, mais il a laissé derrière lui des séquelles, en particulier dans certaines couches encore privilégiées de la population où il n’est pas rare de rencontrer des hommes --- par ailleurs apparemment fort cultivés --- qui ignorent pratiquement la langue de leur pays.

    Réintégrer ces hommes, réintégrer tout le peuple dans le creuset de la culture nationale, c’est là aussi une des tâches du socialisme scientifique, d’un socialisme qui exige que chacun se sente d’un même peuple pour travailler avec l’élan nécessaire à la construction de l’Algérie nouvelle.

    Footnotes

    1. Bugeaud, déclaration à la Chambre, cité par Lacheraf ; L’Algérie, nation et société, p. 74.

    2. Rozet, Voyage dans la régence d’Alger. (1833). t. II. p. 75.

    3. Valazé (cité par A. Guilbert), Colonisation du Nord de l’Afrique, p. 444.

    4. André Prenant, Algérie, passé et présent, p. 184.

    5. Mohamed C. Sahli, Décoloniser l’histoire, p. 130.

    6. Karl Marx, cité d’après El Moudjahid du 5 juillet 1966.

    7. Abdelkader, Lettre à Louis Philippe du 2 mars 1839, publiée par Emerit dans L’Algérie au temps d’Abdelkader.

    8. Saint-Arnaud, Lettres du maréchal de Saint-Arnaud, t. I. p. 390.

    9. Comte d’Hérisson, La chasse à l’homme, p. 349.

    10. A. Bernard et Lacroix, Evolution du nomadisme en Algérie, p. 292.

    11. C. A. Julien et Ch. Courtois, Histoire de l’Afrique du Nord, 2^e^ édition, 1951. p. 43.

    12. — idem — n. 16.

    13. Bugeaud, De la colonisation de l’Algérie, no 65.

    14. Mohamed C. Sahli, Décoloniser l’histoire, p. 106.

    15. — idem — p. 120.

    16. Ismael Hamet, Les musulmans français de l’Afrique du Nord, p. 298.

    17. — idem — p. 190.

    18. Congrès de l’Afrique du Nord.

    19. Enquête sur la propriété rurale, p. 127.