Média communiste pour toute l'Europe
fondé par Michèle Mestre
12/1968 · Le socialisme scientifique algérien · p. 23-26
Sommaire de la brochure
  • Éditorial
  • Une civilisation d'une grande richesse
  • Ibn Khaldoun, précurseur de la science historique
  • Colonialisme et personnalité algérienne
  • Un peuple qui jamais ne renonça
  • Trois dates historiques : le programme de Tripoli, la Charte d'Alger, les documents du 19 juin
  • La reconstruction révolutionnaire du parti du FLN
  • Développement économique et planification
  • L'UGTA et la construction du socialisme
  • Armée nationale populaire, base décisive de la révolution
  • Document : « Notre justice doit-être révolutionnaire au service du peuple et à sa portée »
  • L'Union nationale des femmes algériennes
  • Pour une véritable coopération franco-algérienne
  • L'important développement de la coopération Algérie-URSS
  • L'Algérie au premier rang des luttes anti-impérialistes
  • Une grande admiration pour Marx, Lénine et la révolution d'Octobre
  • Karl Marx en Algérie
  • Lénine et les « Thèses d'Avril »
  • Grande révolution d'Octobre, un événement qui a ébranlé le monde
  • Marxisme et socialisme scientifique algérien
  • Trois dates historiques : le programme de Tripoli, la Charte d'Alger, les documents du 19 juin

    Le Programme de Tripoli a été adopté à l’unanimité en juin 1962 par le Conseil national de la Révolution algérienne. Avec ce Programme sont, clairement définis les objectifs de la Révolution algérienne : réforme agraire radicale reposant sur la liquidation des bases économiques de la colonisation agraire ainsi que sur la limitation de la propriété foncière en général ; nationalisation, du crédit et du commerce extérieur dans un premier stade ; nationalisation des richesses naturelles et de l’énergie dans un second stade. Ces nationalisations ont pour but de refouler l’impérialisme et d’interdire le développement de la bourgeoisie nationale.

    Le mérite essentiel du Programme de Tripoli est de démasquer le caractère néocolonialiste des Accords d’Évian, acceptés en mars 1962 par le GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) et d’engager une lutte impitoyable pour l’élimination de cette nouvelle forme de domination étrangère. Dès le point 2 du Programme de Tripoli, l’accent est mis sur la nécessité de combattre le néocolonialisme. C’est ainsi qu’il précise :

    « … Ces accords (d’Évian) prévoient, en contrepartie de l’indépendance, une politique de coopération entre l’Algérie et la France.

    La coopération telle qu’elle ressort des Accords implique le maintien de liens de dépendance dans les domaines économique et culturel. Elle donne aussi, entre autres, des garanties précises aux Français d’Algérie pour lesquels elle ménage une place avantageuse dans notre pays.

    Il est évident que le concept de coopération ainsi établi constitue l’expression la plus typique de la politique néocolonialiste de la France. Il relève, en effet, du phénomène de reconversion par lequel le néocolonialisme tente de se substituer au colonialisme classique…

    La tâche immédiate du FLN est de liquider, par tous les moyens, le colonialisme tel qu’il se manifeste encore après le cessez-le-feu sous sa forme virulente à travers les actions criminelles de l’OAS. Mais il devra également élaborer, dès à présent, une stratégie efficace en vue de faire échec aux entreprises néocolonialistes qui constituent un danger d’autant plus grave pour la Révolution qu’elles se parent des dehors séduisants du libéralisme et d’une coopération économique qui se veut désintéressée.

    L’antagonisme actuel entre l’ancien et le nouveau colonialisme ne doit pas faire illusion.

    En tout état de cause, il n’est pas question de préférer l’un à l’autre, tous deux sont à combattre. »

    Le combat contre le néocolonialisme sera mené avec d’autant plus de chances de succès qu’il n’existe pratiquement pas de bourgeoisie nationale algérienne. C’est sur les Français d’Algérie et le fait qu’ils tiennent entre leurs mains l’essentiel des richesses nationales qu’est basée la nouvelle politique de domination de la bourgeoisie française. C’est ainsi que le Programme affirme :

    « Les garanties données à ces derniers par les Accords d’Évian imposent leur maintien dans notre pays en tant que minorité de privilégiés. La sécurité de ces Français et leurs biens doivent être respectés ; leur participation à la vie politique de la nation assurée à tous les niveaux.

    La prépondérance des Français d’Algérie demeure écrasante dans les domaines économique, administratif et culturel et va à l’encontre des perspectives fondamentales de la Révolution

    Dans le cadre de sa souveraineté interne, l’État algérien sera en mesure de l’enrayer en décidant des réformes de structure applicables à tous les citoyens sans distinction d’origine.

    Il faut souligner que la fin des privilèges attachés aux “droits acquis” de la colonisation est inséparable de la lutte contre le néocolonialisme en général. »

    Autre atteinte à la souveraineté nationale, menace à peine déguisée contre le peuple algérien pour l’empêcher de saisir à pleines mains le fruit de sa victoire, élément de coercition de la politique néocolonialiste, la présence militaire française en Algérie est un danger dont doit se garder le nouvel État. Les Accords d’Évian prévoient le maintien d’un effectif important de troupes sur tout le territoire : base atomique de Reggane, aérodromes militaires, base aéronavale de Mers-El-Kebir.

    Mais la haine raciale des « Pieds-Noirs », leur répulsion physique pour tout ce qui est arabe, ne leur permettent pas de supporter un État algérien dirigé par des Algériens. Aussi quittent-ils en masse l’Algérie, laissant à l’abandon terres, usines et immeubles. La reconversion néocolonialiste devenant extrêmement aléatoire, l’impérialisme français retirera ses troupes plus tôt que prévu.

    La facilité avec laquelle ont été solutionnées par l’État algérien les questions capitales du peuplement européen et de la présence militaire étrangère d’occupation montrent que la victoire du peuple algérien [24] a été encore plus écrasante que ce que ses dirigeants n’avaient pu l’escompter.

    Le Programme de Tripoli est au premier chef une lutte impitoyable contre le néocolonialisme. De nouvelles tâches, de nouveaux sacrifices attendent le peuple algérien. Le caractère révolutionnaire et scientifique du Programme montre sans équivoque que l’Algérie s’est engagée dans la voie du socialisme.

    Programme de Tripoli pour l’Algérie socialiste ou Programme d’Évian pour l’Algérie néocolonialiste ? À peine adopté, le Programme de Tripoli est cependant trahi par une fraction de ceux qui viennent de l’approuver. Ben Khedda, quittant précipitamment Tripoli, gagne Tunis d’où il destitue l’état-major de l’ALN qui fut le plus catégorique dans la condamnation des Accords d’Évian. Malgré l’opposition du Bureau politique du FLN, solidaire de l’état-major de l’ALN, il tente de maintenir la représentativité du GPRA. C’est la crise de juillet 1962 qui se termine par la victoire du Bureau politique et des chefs de l’Armée de Libération nationale.

    Au moment où se décident des options aussi révolutionnaires, aussi irréversibles que celles prises dans le Programme de Tripoli, il n’est pas anormal qu’apparaissent des divergences ; que se produisent des clivages au niveau même des dirigeants. Certains, les moins combatifs, les plus timorés essaient de freiner le mouvement. Ils ont atteint le niveau le plus haut de leur capacité révolutionnaire et ne savent plus aller de l’avant. Mais il y a le peuple qui s’est battu avec abnégation, ceux qui meurent de faim dans les djebels, ceux qui sortent des camps de concentration et oui n’acceptent pas, maintenant qu’ils ont arraché la victoire, de se laisser à nouveau ligoter. Et c’est parce qu’ils représentent les forces les plus révolutionnaires et aussi les plus conséquentes, les plus stables dans leur volonté anticolonialiste que le Bureau politique du FLN et l’état-major de l’ALN l’ont en définitive emporté.

    La Charte d’Alger

    La Charte d’Alger, c’est l’ensemble des textes adoptés par le 1^er^ Congrès du Parti du Front de libération nationale. Le Congrès s’est tenu à Alger du 16 au 21 avril 1964.

    Il y a moins de deux ans qu’a été adopté le Programme de Tripoli et pourtant l’histoire de l’Algérie indépendante est déjà riche en événements politiques. En Algérie même, les premiers pas vers la mise en place de la société socialiste ont fait naître des oppositions personnifiées par quelques anciens leaders : Mohamed Boudiaf, Ait Ahmed, Krim Belkacem, Ferhat Abbas. Mais toutes ces oppositions se sont brisées devant la volonté du peuple algérien de poursuivre, suivant son rythme, sa marche en avant.

    Où en est l’Algérie après bientôt deux ans d’indépendance ?

    Le chaos laissé par la guerre coloniale et les crimes de l’OAS, la lutte contre les oppositions politiques, l’affrontement armé avec le Maroc n’ont cependant pas empêché la réalisation de tâches essentielles. C’est ainsi qu’ont eu lieu la réappropriation par le peuple algérien des biens vacants abandonnés par la colonisation, la mise en place de l’autogestion des terres récupérées et de quelques entreprises industrielles, les efforts considérables d’alphabétisation. Mais il est temps maintenant que l’avant-garde du peuple algérien fasse le bilan des tâches accomplies et détermine celles à réaliser afin de répondre aux désirs profonds des masses et à leur volonté d’action pour avancer de la façon la plus harmonieuse possible dans la voie du socialisme. C’est l’objectif que s’est fixé le Congrès constitutif du Parti du FLN.

    Il est indispensable à un peuple qui prend en main ses destinées de bien connaître son histoire. Savoir dans quel cadre il s’est formé, à travers quelles luttes il a grandi au fil des générations, quelles sont les origines profondes du niveau atteint par la société, lui permettra de cerner avec le maximum de précision le contour des actions à accomplir pour réaliser ses aspirations. C’est pourquoi la Charte d’Alger fait une large place à l’histoire du peuple algérien. Histoire faite de longues luttes contre les oppresseurs étrangers, pour qu’enfin le peuple victorieux puisse s’épanouir au sein de la nation indépendante.

    Présentés sous forme de thèses, les documents soumis au Congrès avaient auparavant été discutés par les militants du FLN et portés à la connaissance de tout le peuple au cours de grands meetings publics. Le peuple était invité à donner son avis, ses conseils, à formuler ses critiques.

    L’option socialiste qui avait déjà été clairement affirmée dans le Programme de Tripoli est confirmée et précisée. Ni empirisme ni idéologie abstraite. C’est la recherche d’une théorie scientifique qui caractérise les travaux du Congrès.

    La Charte d’Alger va tout d’abord s’attacher à étudier l’homme, l’homme social algérien tel qu’il est dans ses activités politiques, économiques et sociales pour l’amener à agir, pour que son action dans l’édification de la société nouvelle soit une action consciente. Ainsi la Charte précise :

    *[« ]{.smallcaps}*Seule l’action consciente des forces sociales dirigeantes, la propagation des idées socialistes peuvent permettre de surmonter les contradictions économiques, sociales et politiques qui découlent du bas niveau des forces productives, de l’arriération de la conscience sociale des travailleurs, des déformations bureaucratiques de l’appareil d’État, de la faiblesse de l’implantation des syndicats et du Parti. Ces données objectives nécessitent une lutte constante pour le resserrement des liens avec les masses laborieuses et le déracinement des mentalités rétrogrades forgées dans les conditions de l’exploitation de l’homme par l’homme. »

    Le Congrès s’attache à enregistrer les acquis de la Révolution, par exemple l’autogestion, pratique spécifique du socialisme algérien, qui « exprime la volonté des couches laborieuses du pays d’émerger sur la scène politico-économique et de se constituer en force dirigeante. »

    Il étudie aussi avec beaucoup d’attention les contradictions qui dans le peuple peuvent agir comme des freins du processus révolutionnaire. Il relève par exemple :

    — La bourgeoisie algérienne, faible certes, mais dont il faut tenir compte.

    — La bureaucratie qui se forme dans les appareils de l’administration et que l’exercice du pouvoir prédispose à se placer au-dessus du peuple. Sur elle peut agir la propagande impérialiste et l’influence de la bourgeoisie nationale.

    — La contradiction qui existe entre la paysannerie pauvre et les travailleurs des villes. Ceux-ci ont un niveau de vie bien plus élevé et ils ont été les premiers à bénéficier des avantages de l’indépendance. [25] Pourtant c’est la paysannerie pauvre qui est la première entrée dans la lutte et qui a consenti les plus grands sacrifices dans la guerre de libération.

    L’idée, le besoin du socialisme sont profondément enracinés dans le peuple algérien. Si pour les dirigeants, les militants du FLN le niveau idéologique est élevé, il n’en est pas de même pour les masses qui n’en peuvent avoir qu’une vue très partielle. Un immense effort d’éducation et de clarification s’impose :

    « Il faut qu’au niveau de toute l’activité intellectuelle du pays (lettres, arts, etc.) le contenu du socialisme soit popularisé de façon à modeler définitivement notre mentalité. À cet égard, il convient d’insister tout particulièrement sur l’importance de l’enseignement --- à tous les niveaux --- comme instrument de formation idéologique. Ce qui implique notamment une refonte révolutionnaire des programmes légués par le colonialisme et le capitalisme. Il faut encore que par un vaste réseau d’universités populaires, par exemple, un effort systématique d’éducation socialiste des travailleurs soit entrepris et poursuivi à travers tout le pays. »

    Ayant acquis la connaissance du matériel historique et du matériel humain qui font l’Algérie socialiste, le Congrès du FLN peut à présent aller de l’avant. Il va déterminer d’une façon extrêmement claire et précise les problèmes de transition et les lâches d’édification de la Révolution socialiste.

    Les thèses du chapitre intitulé : « Du capitalisme au socialisme » renferment une remarquable analyse marxiste de la société capitaliste contemporaine. Ces thèses sont à l’honneur du mouvement révolutionnaire algérien et sont sans aucun doute un apport précieux pour tous les combattants révolutionnaires du monde. Nous en extrayons le passage suivant :

    « Poser le problème du capitalisme en termes purement économiques et ne pas voir la contradiction entre dirigeants et exécutants, c’est se condamner à faire du socialisme une recette de l’accumulation primitive et à lui faire perdre ainsi sa signification humaine. Le socialisme n’est pas seulement une certaine organisation de la production. C’est la récupération de la société par les individus qui la composent et leur libre épanouissement. »

    La suite des thèses est un souci constant de l’homme dans la construction de la société socialiste. Les responsables algériens ont su analyser les erreurs commises dans d’autres pays construisant le socialisme. Ces erreurs, toutes ces erreurs ont été payées par les hommes. Il faut éviter à tout prix qu’en Algérie elles ne se renouvellent. L’accent est mis sur le volontariat, l’effort de conviction, la force de l’exemple. Si la Révolution doit être extrêmement ferme face à ses ennemis et leurs alliés objectifs, il ne saurait être question d’organiser la société selon la contrainte.

    Enrichir le Programme de Tripoli est l’objectif formulé.

    Aussi la Charte d’Alger va-t-elle reprendre point par point, en en précisant le processus de réalisation, toutes les tâches que la « révolution démocratique populaire » s’est assignées et qui déjà avaient été clairement formulées à Tripoli :

    — La révolution agraire entreprise autour du mot d’ordre « la terre à ceux qui la travaillent » sous des formes collectives de mise en valeur.

    — Industrialisation du pays en consolidant et développant le secteur autogéré.

    — Nationalisation du commerce intérieur et extérieur.

    — Absorption par le secteur socialiste des établissements de dépôt et de crédit.

    — Développement de l’infrastructure.

    — Une planification économique démocratique avec la participation consciente et le concours actif des travailleurs.

    — Élévation du niveau de vie des masses, amélioration de la santé publique, lutte contre l’analphabétisme, reconstruction de l’habitat, libération de la femme, etc.

    « Le Parti du FLN doit être un Parti d’avant-garde profondément lié aux masses, tirant toute sa force de cette liaison, mû par les impératifs de la Révolution socialiste et l’intransigeance vis-à-vis de ses ennemis. »

    Un grand Parti révolutionnaire est indispensable pour mener à bien la construction de l’Algérie socialiste. En déterminer les structures, définir ses statuts appartient aussi au Congrès. On y discutera également du rôle de l’État et des organisations de masse.

    La construction scientifique du socialisme est à l’ordre du jour. Construction scientifique du socialisme parce que celle-ci pose comme postulat la nécessité de la transformation révolutionnaire du monde et donc des hommes. Parce qu’elle a pour principe de base que c’est l’homme, et seulement l’homme, qui fait son histoire et qui donc forge son avenir.

    L’étape décisive du 19 juin 1965

    « Un Conseil de la révolution a été créé. Il a pris toutes les dispositions pour assurer dans l’ordre et la sécurité le fonctionnement des institutions en place et la bonne marche des affaires publiques. Les institutions du Parti et de l’État fonctionneront dans l’harmonie et les limites de leurs attributions respectives, et ce, dans le strict respect de la légalité révolutionnaire. La stabilité et la confiance ainsi rétablies, le Conseil de la révolution s’attachera à la remise en ordre et au redressement de notre économie. Cela n’est possible que si toute forme de phraséologie et d’empirisme est bannie et si en définitive, les voies et moyens sont objectivement précisés et compris de tous.

    « Dans ce domaine plus qu’ailleurs, il faut substituer la probité à l’amour du lucre, le travail opiniâtre à l’improvisation, la morale d’État aux réactions impulsives, en un mot un socialisme conforme aux réalités spécifiques du pays, au socialisme circonstanciel et publicitaire… Il va de soi que les options fondamentales sont irréversibles et les acquis de la révolution inaliénables. »

    Cette courte, mais significative citation est extraite de la proclamation faite par le Conseil de la Révolution le 19 juin 1965. Ce Conseil de la Révolution qui avec l’aide de l’Armée nationale populaire (ANP) venait de prendre le pouvoir à Alger, destituant et faisant arrêter Ben Bella.

    Depuis plusieurs mois déjà, on pouvait constater une dégradation de l’économie du pays accompagnée de l’apparition de déformations bureaucratiques dans l’appareil d’État. Certes, depuis l’indépendance, il y a eu des réalisations. La scolarisation a fait des progrès importants. Des entreprises industrielles fermées au moment du cessez-le-feu ont été rouvertes et mises en autogestion. Quelques complexes industriels (verreries d’AFN, complexe textile de Mirabeau, complexe métallurgique de Annaba) ont été mis en route. Une raffinerie de pétrole a été achevée à Alger et une usine de liquéfaction de gaz [26] construite à Oran. Un troisième oléoduc, à cent pour cent algérien, vient d’être achevé. Mais, tandis que le peuple des campagnes vit dans le dénuement le plus complet, des sommes énormes ont été englouties en travaux somptuaires, dont particulièrement la construction de l’hôtel Aurassi, immense établissement de grand luxe sur les hauteurs d’Alger.

    Du point de vue de l’État, l’instabilité est telle qu’environ deux cents préfets se sont succédé en trois années d’indépendance.

    Le Parti du FLN lui-même n’échappe pas à la sclérose et aux déformations. La confusion entre le Parti et l’État ont peu à peu détourné celui-ci de sa véritable mission, le transformant en organisme de gestion et en administration parallèle. La fonctionnarisation outrancière du Parti entraîne fatalement l’entretien d’un appareil lourd et coûteux : plus de 8 000 fonctionnaires dans le Parti, plus de 400 voitures légères pour les seuls organismes centraux. Vivant au-dessus de ses moyens, le Parti se détache de plus en plus du peuple et des masses révolutionnaires. Instabilité, récession économique, violations de la légalité révolutionnaire, dilapidation des biens publics, favoritisme, arrivisme sont les manifestations négatives du pouvoir personnel entraînant un recul de la révolution.

    Les statuts du Parti du FLN votés lors de son premier Congrès disposaient dans leur article 36 :

    « Le secrétaire général est élu par le Congrès. Il propose au Comité central les membres du Bureau politique. Il dirige, coordonne et contrôle l’action du Bureau politique. »

    Avec un secrétaire général élu directement par le Congrès, le Comité central se trouve impuissant à le changer, même si une majorité veut le remettre en cause. En fait, rapidement, Ben Bella s’était attribué des pouvoirs démesurés : secrétaire général, président de la République, président du Conseil, ministre de l’Information, chef des forces armées, chef de la milice. La démocratie révolutionnaire était mise en cause. La dissimulation des difficultés du pays, l’autosatisfaction, la recherche de laudateurs commençaient à devenir des principes de gouvernement.

    Le mal dont souffrait l’Algérie était cependant bien plus profond qu’une interprétation abusive d’un article des statuts. Un manque de confiance dans les masses avait conduit les dirigeants de l’État à se placer au-dessus du peuple, à vouloir tout trancher pour lui et sans lui. Les préjugés que les petits-bourgeois nourrissent à l’égard des paysans et des militants obscurs avaient fini par prévaloir. Le fellah inculte, le moudjahid valeureux, ceux qui pendant plus de sept ans avaient été capables de mener un combat opiniâtre et glorieux étaient jugés inaptes à construire l’Algérie socialiste.

    Un dirigeant révolutionnaire n’a de conseiller que le peuple. Ben Bella et les siens avaient choisi ailleurs les leurs. On pouvait distinguer :

    — Les Algériens occidentalisés. Pendant la guerre de libération, dans le but d’essayer de créer une « troisième force », d’abord Soustelle puis Lacoste, accélérèrent la promotion d’Algériens dans des fonctions administratives. Ils y acquirent rapidement les tares léguées par le colonialisme : arrivisme, mensonge, improvisation.

    — Les conseillers étrangers. Paternalistes ou démagogues gauchistes, au lendemain de l’indépendance, ils avaient eu assez facilement en Algérie des postes de responsabilité à des niveaux assez élevés. Certains étaient venus « guider » le peuple algérien dans une voie politique « juste », persuadés qu’il était incapable de la déterminer seul. D’autres des aventuriers, incapables de mener une action révolutionnaire dans leur propre pays, s’érigeant en conseillers en guides, voulaient faire de l’Algérie leur terrain d’expérience.

    Alors que fut le 19 juin ? Le 19 juin fut l’action des éléments les plus déterminés, les plus révolutionnaires du peuple algérien, du parti du FLN, de l’ANP pour remettre la révolution sur ses rails. Convaincus qu’une révolution coupée des masses est une révolution perdue. Ils ont agi pour mettre fin à toutes les erreurs qui contribuaient à la démobilisation du peuple.

    Le Conseil de la Révolution a su briser dès son apparition le culte de la personnalité. Phénomène négatif qui a fait tant de mal dans d’autres pays socialistes.

    Que l’ANP ait été à l’avant-garde de ce que l’on peut appeler le sursaut du 19 juin 1965 est parfaitement naturel si l’on ne perd pas de vue que dans tout État qui construit le socialisme, l’armée populaire constitue l’un des meilleurs bastions de celui-ci. Si l’on ne perd pas de vue qu’une telle armée n’est en rien comparable à l’armée d’un État capitaliste. Profondément liée aux masses les plus déshéritées, consciente de leurs aspirations et des besoins du pays, forgée dans la lutte contre l’impérialisme français, l’ANP a su apporter toute sa force, en s’intégrant au moment voulu dans le combat de l’avant-garde révolutionnaire qui entrepris de rectifier les erreurs commises pour renforcer la construction du socialisme.

    Le 19 juin 1965 s’inscrit à la suite du 1^er^ novembre 1954, du Congrès de la Soummam, du Programme de Tripoli, de la Charte d’Alger, comme une des grandes dates dans la marche du peuple algérien vers le socialisme.

    C’est la libération de toute influence étrangère. L’Algérie n’a pas besoin de « conseillers étrangers » pour lui donner des leçons sur la façon de construire la nouvelle société. C’est la reprise en main de la révolution par les masses les plus déshéritées qui ont tout sacrifié pour abattre l’impérialisme et qui voient seulement dans le socialisme l’avenir de l’Algérie. Il faut construire l’État, forger le vrai Parti d’avant-garde dans l’austérité, en avant la liaison la plus étroite avec les masses. C’est la volonté farouche de l’avant-garde révolutionnaire de mobiliser le peuple pour donner un nouvel élan à la révolution.

    C’est aussi la volonté de pratiquer une politique de solidarité encore plus active avec les peuples d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine, engagés dans le combat révolutionnaire contre l’impérialisme (n’oublions pas que Ben Bella peu avant son limogeage avait signé un communiqué commun avec Tito, communiqué en faveur de la « Paix mondiale » où ne figurait plus la nécessaire solidarité au juste combat révolutionnaire du peuple vietnamien).

    Le 19 juin 1965 a donné la preuve que la Révolution algérienne entrait dans une phase nouvelle de son développement. Une phase dont l’enjeu, si l’on en juge par toute la dynamique de la Révolution algérienne, ne peut être que la destruction de tous les liens néocolonialistes et la construction d’une société vraiment socialiste.