Pour le lecteur occidental qui va lire ce livre, un choc va se produire. Pourtant, Françoise est l’un des siens. Travailleuse, militante, mère et amie, elle a d’un seul coup pulvérisé la distance qui sépare le dominateur du dominé. Elle a pour nous réuni les rivages de l’oppresseur à l’opprimé.
Françoise, c’est la rupture volontaire des symboles. Fidaiya parmi les fiddayine, femme parmi les femmes, mère parmi les mères, amour surtout parmi les amours, elle est Françoise. Elle a choisi le combat et la mort. Elle a rejeté la veulerie de la soumission.
Ces textes que - sur sa demande - nous soumettons au lecteur nécessitent des clés, réclament des ponts pour franchir la distance. Ces textes sont d’elle. Ils sont elle. Elle y est partout présente, haletante ou oppressée, témoin jamais assez impatient, jamais assez insatiable. En même temps, témoin discret. Trop. Le lecteur ne sait plus au bout d’un moment, s’il est lui-même Palestinien, si Françoise est Palestinienne. Il l’est. Elle l’est.
Et nous devons par ces quelques lignes d’introduction ,montrer qu’il est possible d’être Française et Palestinienne. Totalement Française et totalement Palestinienne. C’est le merveilleux message que Françoise nous transmet.
Citoyenne du monde
Quand Françoise Kesteman naît le 2 mai 1950, à Nice, nul n’eût pu dire qu’elle mourrait le 23 septembre 1984 à Saïda (Liban). Pourtant, elle acquérait par ses origines la citoyenneté du monde. 10 Certains de ceux qui ont eu un héritage humain aussi riche l’ont rejeté. Elle a tout accepté. Tout a fructifié en elle : son grand-père maternel d’origine roumaine, sa grand-mère maternelle d’origine italienne (elle a donné naissance à huit enfants), ses grands-parents paternels très tôt impliqués dans le mouvement anti-guerre, porteurs du meilleur de la tradition révolutionnaire anarcho-syndicaliste, ses parents, militants du Parti communiste français (P.C.F.) et son père, Henri, résistant, prisonnier, évadé, résistant encore.
Tous témoins remarquables (et il m’en coûte de ne pas m’étendre). Tous professionnels compétents : horticulteur, ébéniste, ménagères, comptables… La richesse de la tradition et de l’environnement familial - pleinement assumés - n’explique pas tout mais elle aide à comprendre.
De l’enfance de Françoise dans la région parisienne, de ses études, il y aurait beaucoup à dire, tant ces expériences façonnent l’identité de chacun. Retenons-en un goût marqué pour la littérature et un talent épistolaire précoce.
C’est alors que 1968 survint. Cette vague de fond qui ébranla les convictions intimes. N’en déplaise à certains, ce ne fut pas une révolution manquée. Mais c’est alors que les cartes se brouillèrent : l’incapacité de l’Occident à satisfaire ses enfants par une consommation effrénée ; cette consommation elle-même mise en cause par les germes d’une crise sans retour ; l’incapacité des mouvements revendicatifs à sortir d’un cadre légal .
Nous nous sommes connus alors et nous nous sommes mariés… Elle arrive en septembre 1969 à Marseille et y commence ses études d’infirmière. En novembre 1969 fut notre véritable rencontre à une fête du journal régional La Marseillaise.
Une compréhension fondamentale de la vie nous unissait : ne pas séparer les paroles des actes, ne rien mettre au-dessus du respect de soi. Ce fut une recherche longue et orageuse. Le décalage apparaissait sans cesse plus grand entre notre sentiment de faillite du monde occidental et la réalité de la société où nous vivions : aucun mépris de quiconque dans cette affirmation. La bête immonde a encore des charmes, elle a surtout des armes.
11La solidarité - même agissante - à toutes les causes révolutionnaires dans le monde ne pouvait suffire à masquer la muraille réactionnaire environnante, la veulerie et la frilosité de positions prétendument progressistes.
Dans un tel climat, une recherche radicale sans concessions mutuelles aboutit à l’inévitable : notre séparation. Elle devient réelle en 1976. Deux enfants nous étaient nés : Laurent et Pierre.
Séparation : rupture et déchirure. Sans fard, ardente, passionnelle. De celles que l’on ne se pardonne pas, tant elle marque un refus commun persistant d’accepter - sans réagir - la réalité. De ces ruptures qui sont la preuve même de la fidélité.
Françoise alors se met à voyager, avec Pierre, le plus jeune de nos deux fils. La Guadeloupe fut une étape (1976). Elle y est infirmière et y passe le baccalauréat. Intense victoire pour elle sur les intellectuels (dont moi) !
Quel plaisir pour elle ! Le monde universitaire s’offre à elle. Elle croit un moment que c’est la voie royale, qu’il suffit d’être un bon chercheur pour que s’ouvre le chemin de la vérité. La désillusion ne sera que plus dure. La fac , à l’égal du reste, est un monde de petitesse et de médiocrité.
Tantôt à Marseille, tantôt à Nice où elle vit en alternance, elle s’essaie à l’histoire, à la sociologie, à l’ethnologie. Elle y aurait, comme beaucoup, acquis peau d’âne sur peau d’âne n’eût été son incompressible besoin d’authenticité. Françoise ne sait pas apprendre etrecracher ce qui ne lui semble pas immédiatement utile à sa recherche, à sa quête de la vérité.
En fait, elle est curieuse de tout, sa correspondance privée, volumineuse, passionnée, montre son goût pour les métiers d’art (ébénisterie, terre cuite, horticulture…), pour de nombreuses disciplines scientifiques, et para-scientifiques… Mais au fur et à mesure de ses besoins. Aucun cadre d’études ne pouvait canaliser sa soif inextinguible de connaissances. Œuvres vite lues, vite sues. Le cas typique du génie méconnu…
18 mars 1981, à Rashidiyéh : Le choc
Françoise et la Palestine, deux astres étincelants qui se croisent en mars 1981.
12Depuis plus de dix ans déjà, Françoise est une militante chevronnée de la lutte contre le sionisme. Elle participe au début des années 1970 au mouvement des Comités Palestine qui ne résisteront pas à l’épreuve du temps.
Elle a été formée à la critique radicale du sionisme au contact du mensuel Le Communiste auquel elle collaborait. Elle y a reçu l’incontestable supériorité de la pensée de Michèle Mestre, autre astre trop tôt disparu (1970). Dans l’ouvrage Un jour ou l’autre, l’Etat d’Israël disparaîtra, Michèle Mestre, qui en a dirigé la rédaction, a formulé la première pensée anti-sioniste radicale en France.
Quand, avec un ami, Françoise s’embarque à l’automne 1980 pour Beyrouth, avec notre fils Pierre et son chien Timothée, ce n’est donc pas une novice. Elle a en elle les clés essentielles de l’analyse. Infirmière, elle travaille à Beyrouth et cherche toutes les pistes qui la mènent à la médecine traditionnelle, un des sujets qui lui ont toujours le plus tenu à cœur. Elle comptait en utiliser les matériaux pour un travail universitaire.
Le contact avec Beyrouth fut glacé.
Une ville triste, incohérente, avec des gens riches et des gens très pauvres, avec des cireurs de chaussures, des mendiants et des propriétaires de rues entières.
Lettre du 26 janvier 1981.
Le choc qui l’attend est pourtant proche :
Ici, ce n’est pas bien l’exil, parce que je me suis retrouvée, mais je suis de l’autre côté, sur l’autre bord… et ma jonction est difficile : l’autre bord est encore éloigné.
Je dois y partir, pourtant… J’ai pris des contacts, dans les jours qui viennent, ça devrait se faire. Ça s’appelle Rashidiyéh, c’est au sud, vers Tyr la belle ville jaune bombardée, avec son port ouvert comme des bras pour enlacer le monde.
Lettre du 12 mars 1981.
Un choc, un électrochoc.
13Beyrouth, le 29.4.81
Rashidiyéh, Rashidiyéh, Rashidiyéh ? Comment vais-je m’en arracher ?
J’essaie de revenir à Beyrouth parfois, pour m’habituer à l’absence.
Mais les regards des gens sont plus profonds que des caresses. Regards où jamais je n’ai posé les mains (ça ne se fait pas).
Il ne faut jamais vivre avec un peuple qui se bat, ou pour toujours. Chaque homme ici est un pays : la Palestine. Je ne voudrais pas partir d’eux, pas partir. Jamais. (…)
Il faudra un jour publier toutes ses lettres… si sensibles encore et qui font mal. Il faudra pourtant…
Pour régulariser sa situation administrative (elle n’avait alors qu’un visa touristique), Françoise revient en France à la fin du mois de mai 1981. Elle repart au Liban à la fin du mois de juin, directement pour Rashidiyéh.
Elle y travaille à l’hôpital d’Al-Basrh du Croissant-Rouge palestinien, tous les jours de 7 h à 13 h. Elle y côtoie de nombreux médecins étrangers d’Occident mais aussi des pays socialistes. Elle habite d’abord dans le camp puis pour des raisons de commodité mais aussi de convenance morale , elle va habiter une petite maison proche de l’hôpital. Elle y trouve le calme nécessaire pour écrire et transcrire, après les longues journées d’un travail épuisant (les raids de l’armée israélienne sont incessants !) et les séances d’enregistrement au magnétophone où elle entreprend la collecte de la mémoire palestinienne
.
Pendant cet été 1981, elle subit avec Tyr, avec les camps palestiniens du Sud, avec Beyrouth déjà, les bombardements sionistes, la énième répétition de ce que sera l’invasion du Liban par Israël en 1982.
Pendant ce second séjour de 1981, elle a remis au Bureau de l’Information de l’Organisation de Libération de la Palestine (O.L.P.) à Beyrouth le manuscrit de ses Témoignages sur le Liban-Sud pour lequel elle m’a demandé une biographie d’elle.
14Elle apparaît au verso (je m’en rends compte aujourd’hui) de la brochure éditée à Beyrouth en janvier 1982. Les événements feront que cette brochure sera très peu diffusée. Très largement revue et remaniée, c’est la première partie du volume actuel.
Les barbares, leurs complices, les pleutres
En passant par Amman et Athènes, Françoise revient en France en octobre 1981. Elle est toute pleine de la vigueur du combat des Palestiniens, de la confiance en l’O.L.P. - qu’elle a vue à l’œuvre dans les camps palestiniens - pour mener la lutte pour la Palestine. Elle essaie de transfuser un peu de sa fougue révolutionnaire aux associations, aux amis, dans les hôpitaux, cliniques et entreprises où elle travaille comme infirmière. Mais c’est peu dire qu’elle est incomprise. Le changement de gouvernement en mai 1981 a entraîné la quasi-totalité des militants dans un attentisme coupable. Françoise essaie tout. Elle se heurte à l’incompréhension, à l’abattement, à une conscience morte.
L’écart s’accroît tous les jours pour elle entre cette mort volontaire en France et la lutte qui se mène pour la vie au Liban et en Palestine. Quand les bruits de l’invasion se précisent, quand le président François Mitterrand, pour la première fois à un tel niveau, se rend en Israël, apportant sa caution à la politique agressive des sionistes, quand se déclenchent l’enfer et le feu de l’armée israélienne en juin 1982, Françoise court vers ses amis, vers son peuple, vers sa patrie. Elle rejoint - sans craindre les dangers évidents - le Liban en passant par la Syrie. A l’encontre de toute élémentaire prudence, elle gagne Rashidiyéh occupé par les Israéliens. Elle y reste une nuit. Elle en décrit l’enfer réel qu’il est devenu.
Elle vit alors toutes les horreurs qui frappent les peuples libanais et palestinien au Liban : l’occupation par l’armée israélienne, le siège de Beyrouth (juillet-août 1982), le départ des combattants de l’O.L.P., l’effroyable massacre des civils qui s’ensuit dont Sabra et Chatila ne sont que l’un des exemples connus. Les responsabilités que portent les pays occidentaux sont écrasantes : ils ont aidé à l’embarquement des fiddayine de l’O.L.P. puis ils ont abandonné (à l’encontre des accords formels passés avec l’O.L.P.) Beyrouth et les civils palestiniens et libanais sans protection face à l’armée 15 sioniste et ses alliés mercenaires. Les armées occidentales (USA, France, Grande-Bretagne, Italie) ne revinrent - pour tenter de museler le peuple - qu’après avoir laissé le temps aux assassins d’accomplir leurs forfaits. Ce sont là des faits, de l’histoire.
Pourchassée, épuisée, meurtrie, Françoise (alors sans visa et sans papiers) revient en France. Elle croit un court moment qu’elle parviendra à surmonter les montagnes d’indifférence : c’est qu’incontestablement les massacres de Beyrouth ont amené des frémissements d’horreur. L’image de marque du petit Israël , environné d’ennemis, champion de la démocratie occidentale, a souffert grâce à des journalistes courageux. En fait, jamais Israël ne pourra se remettre de cette fracture, même si le temps est encore long pour que les peuples lui présentent la facture…
Mais c’est alors que tous les amis du sionisme se sont mis en action. Détournant le sens des questions, ils ont fait donner les grands moyens de l’artillerie médiatique pour que les responsabilités soient partagées, puis pour qu’elles soient totalement attribuées aux mercenaires d’Israël : c’est le sens du très démocratique Rapport Kahane.
Dans ce contexte de lutte inégale, Françoise a compris que l’Occident défendait Israël, défendrait Israël contre toutes les évidences. Il n’y a aucune distance possible entre Israël et l’Occident : il en fait partie.
Bismillah
C’est ce qui explique le mieux ce qui pourrait autrement rester un mystère : la totale identification de Françoise à la Palestine, à partir de ce moment-là, y compris son adhésion à l’islam, qui en est la religion majoritaire.
Face aux socialistes occidentaux, sionistes, corrompus, face aux communistes occidentaux, complices qui votaient en ce temps-là en France les crédits de guerre, Françoise a pensé que la seule rupture possible et irrémédiable résidait dans l’adhésion à une religion qui semble défier l’Occident.
Nous devrons argumenter : les Palestiniens non religieux seront 16 les premiers à le faire. Mais nul, en Occident d’où est surgie la bête immonde du sionisme, n’a le droit de condamner ni de sourire avec condescendance.
Dans cette identification de Françoise, il y a l’amour : l’amour des autres, l’amour de la vie, l’amour de la Révolution. C’est cet amour qui la poussait vers un peu d’irrationnel qui permettait de rompre le cercle vicieux du purisme révolutionnariste en Occident. Par son exemple, elle a rompu le carcan, la limite de l’inaction : la lutte pour la Palestine, la lutte rationnelle contre le sionisme sortaient du cocon mort intellectuel ; elles devenaient programme de vie.
Et nul ne pourra effacer cette réalité qu’en 1984 - dans une destinée toute christique - en choisissant d’écrire avec le sang
(lettre du 7 juillet 1984), Françoise est morte pour nous, pour nous permettre de racheter notre lâcheté, nos fautes.
Premières armes…
Bien sûr, il y eut des clous et la croix. Il y a eu des balles et une plage de sable blond. Et nous voulons savoir.
L’O.L.P. avec ses partis, avec ses mouvements armés, avec ses associations de masse, n’est pas un parti de terroristes.
L’O.L.P., dans les camps palestiniens du Liban, c’est la nourriture, l’école, l’hôpital, la justice, la politique et bien entendu la défense : défense du peuple palestinien contre les exactions sionistes, défense des droits imprescriptibles du peuple palestinien à reconquerir sa patrie.
La vie des camps, c’est se nourrir, s’habiller, se soigner, avoir des enfants pour continuer la lutte, c’est apprendre, réfléchir et s’organiser pour concrétiser les buts sacrés de la Révolution palestinienne.
Parce que la Palestine elle est aussi dans notre tête, dans notre lutte si nous ne dormons pas.
Lettre du 7 juillet 1981.
Dès 1981, pour Françoise, c’est la seringue d’une main, le revolver de l’autre (pour protéger son bras et sa seringue tout d’abord). C’est le désir de combattre directement :
Non, non, je ne vais pas me battre. Je 17 leur ai demandé cent fois, ils ne veulent pas. Ils disent toujours non. Je leur demanderai encore, mais ils diront non , c’est sûr
, écrivait Françoise en juin 1981, lors de son bref séjour en France (lettre du 11 juin 1981).
Et sous les bombardements sionistes à Rashidiyéh :
J’apprends à tirer. Bien. J’ai des dons…
lettre du 26 juillet 1981.
Le 4 septembre 1981 : Je deviens fiable. Je peux donner ma vie. Ici. Ils veulent bien.
Le 8 octobre 1981 : Et je sais me servir d’un revolver. Démonter et graisser une kalachnikoff et tirer. Et écrire (mais je n’en suis pas sûre). Et aimer.
Le ton change à son retour en France : Pourquoi auront-ils honte de s’être méfiés de moi ?
(fin 1981 dans un recueil inédit de poèmes).
Il est donc bien clair qu’à ce moment, l’engagement de Françoise dans la Résistance n’a pas dépassé le stade de l’entraînement aux armes, obligatoire pour tous au Sud-Liban.
En 1982, les conditions sont telles que la guerre est partout au Liban. Françoise est dans cette guerre, totalement aux côtés de l’O.L.P.
Que ça fasse du bruit… écrire avec le sang
Mais la situation évolue défavorablement au Liban. La présence des troupes de l’Alliance atlantique (USA, France, Grande Bretagne, Italie) et de l’armée israélienne, la connivence avec les phalangistes libanais rendent la vie impossible aux résistants palestiniens.
Après de nombreuses démarches en 1983, c’est en juin 1984 que Françoise part en Algérie. Après nous avoir confié ses enfants, ses livres, après nous avoir demandé formellement de nous servir de ses écrits et de ses actes en cas de…
. Elle savait donc où elle allait… 18 Et il nous faut le dire pour ceux qui trouvent que nous nous servons de Françoise. En réalité, nous la servons.
3. L’explication des notes de 1 à 22 se trouve dès la page 231.
En juin 1984, Françoise part pour l’Algérie. Elle s’y envole pour la Syrie. Elle y est le 18 juin. Elle y est encore le 7 juillet, si du moins les cachets de poste font foi. Voici ce qu’elle nous écrit :
7.7.84
Bonsoir, Jean-Louis.
C’est la nuit, dans Damas, dans Yarmouk. Au chaud du cœur. C’est bien.
Toujours ici. Ça ne fait rien. Chaque fois les amis sont si chers ! De rencontre en rencontre, j’en deviens meilleure.
Il me semble certain, cette fois-ci, que je pars pour la mort. Je sais. Je veux. Cette mort-là est la plus belle, cette vie-là, aussi. J’aime à mourir. Tu sais comme je voulais connaître tous les pays. Du nord au sud, avoir 12 enfants…
Je suis heureuse et je suis bien.
Tu as été mon mari préféré, je crois. Et nous nous sommes élevés ensemble, avec nos fils. Et séparément. De les aimer, j’en suis là aussi. Tu sais que je ne pardonne jamais rien à personne. Comme toi.
Tu crois que c’est parce qu’on est au seuil de la mort, qu’on se rassemble ? Je me rassemble. Du sud de moi, au nord…
Toutes ces années de lutte incessante, de moi à moi, aux autres…
Tu es aussi dans mes amours, les autres ne te déparent pas. Tu peux aussi en être fier.
Demain sera un jour essentiel.
Je les aime, tu vois.
Il me manque cette distance de la raison. Tout est en moi.
Je ne suis plus capable de parler en public. Tu sais ce que je veux faire maintenant.
Que ça fasse du bruit… écrire avec le sang.
J’ai tout vécu jusqu’aux limites de ma perte, jusqu’à présent.
Si Dieu veut de ma mort, je serais si vivante à ce moment !…
Mes fils n’auront pas à rougir de moi. Ni toi. A dans toutes les choses de vivre bien et quand c’est beau.
19Pierre.
Je t’aime.
Jusqu’à la dernière seconde de ma vie.
Tu es un homme merveilleux, déjà.
Tu es tout ce que j’aime au monde : franc, généreux, curieux, charmeur, casse-cou, libre.. vivant et exigeant.
Continue. Tu seras un homme neuf. Tu l’es déjà.
Tu me rends fière du cadeau de ta vie. Chéri, tu m’as élevée, tu sais ça ?
Françoise
PS : Mille bises à Laurent. Les défaites sont insupportables. Il ne faut pas les supporter, je crois… Vivre libre.
Attentes
Ces pages ont été écrites avec la marge à droite et les pages se tournent comme en écriture arabe. Et le propos est clair et la mission qui nous incombe : Que ça fasse du bruit… écrire avec le sang.
Françoise part de Syrie vers le Liban. Tripoli sera une étape. Elle gagne Beyrouth en août 1984.
Françoise rejoint à Beyrouth un groupe d’Al Assifa (La Tempête ), la branche armée du Fatah. Ce groupe est sous les ordres directs d’Abou Ammar (Yasser Arafat) qui réside au siège de l’O.L.P. à Tunis.
Dans Bourj-el-Barajnéh, un camp palestinien de la banlieue sud de Beyrouth, Françoise et Fathé, le compagnon qu’elle s’est choisi par amour, pour la mort, se préparent. Ils se connaissaient déjà (voir p.208). Ils sont des militants clandestins. Françoise n’a pas le moindre papier en règle : elle est entrée illégalement au Liban. Les parents et les proches de Fathé ne savent pas quel doit être le destin de leurs enfants.
Les jours d’août et de septembre se passent, en apparence monotones. Mais nous approchons du deuxième anniversaire du massacre de Sabra et Chatila (16-17 septembre 1982).
20Le 14 septembre, Françoise, Fathé et un autre de leurs camarades vont se faire faire les photos officielles qui décoreront les murs de Beyrouth après notre mort
. Ils n’arrivent cependant pas à réprimer un fou-rire qui les prend. On le voit bien sur la photo officielle de Françoise, derrière ses traits qui se veulent sérieux.
Et l’attente de l’ordre de départ reprend. La chaleur est intense. Les terrasses - écrasées de soleil - sont un lieu d’isolement possible. Françoise s’y réfugie quelques minutes pour se mettre en règle avec son passé, ses enfants, ses amis et compagnons de lutte. Il faut que pour tous le sens de son choix soit clair.
Dans une lettre publiée par l’agence de presse palestinienne WAFA et reprise par le quotidien tunisien Le Temps du 14 octobre 1984, Françoise écrit à Pierre :
Il faut que tu comprennes que mon geste n’est pas un acte suicidaire, mais un devoir. Révolution et Liberté étaient devenues ma raison d’être, je n’y renoncerai point et je n’aurai pas peur.
et aussi :
Mon seul souhait est de ne jamais laisser à un enfant du monde un fusil que moi-même et mon compagnon de combat aurions abandonné. Nous mourrons tous deux pour cette Révolution que j’avais considérée comme une nouvelle naissance.
Nul n’est besoin d’épiloguer pour montrer combien l’amour de tous les enfants du monde, le courage, le dévouement révolutionnaire sont un depuis toujours chez Françoise.
Le 23 septembre 1984
Arrive le samedi 22 septembre 1984.
Françoise était ma fille, elle habitait chez moi, j’ai encore quelques affaires à elle que je voudrais vous donner. Samedi, la veille de l’opération, Françoise tricotait pendant que Fathi jouait aux cartes avec des amis. Vers 5 h 00 de l’après-midi, ils ont quitté la maison et je ne les ai jamais revus.
C’est ce que dit, devant un journaliste de l’AFP, le père de Fathé à Inès, la mère de Françoise, le 10 octobre lors de l’inhumation au cimetière des Martyrs palestiniens à Beyrouth.
Le détail de la suite appartient à l’histoire militaire du Fatah. Mais 21 nous savons qu’un ou deux canots Zodiac prirent la mer dans la nuit, au sud de Beyrouth, en direction de la Palestine. A leur bord, le capitaine Fati Khalil Zaher, 27 ans, né à Rashidiyéh (Liban-Sud), le lieutenant Samir Adham Al-Basri, 23 ans, né à Hassaké (Syrie), Mohamed Zouheir Ghandour, 18 ans, et Tarek Naïm Moustapha, 17 ans, nés à Borj-el-Barajneh (Beyrouth) et Françoise Castiman * , 34 ans, née à Nice (France)
, selon le communiqué de revendication du Fatah, transmis le 23 septembre au Bureau de l’AFP à Beyrouth.
Il est assez clair que tous les membres du commando n’ont pas été interceptés par l’armée sioniste.
Laissons la parole au communiqué du Fatah :
Une unité des forces de la révolution palestinienne Al Assifa se rendait par voie de mer dans les territoires occupés (en Palestine - note du rédacteur) pour mener une opération militaire en réponse aux massacres quotidiens perpétrés par l’ennemi sioniste en territoire occupé et au Liban-Sud.
[Le commando] a été intercepté par la marine israélienne et a réussi à couler une de ses embarcations. Face aux renforts israéliens, notamment des hélicoptères, le commando a dû se replier sur la côte au nord de Saïda. Un accrochage a alors eu lieu jusqu’au matin avec les Israéliens dans ce secteur.
L'Orient-Le Jour (quotidien libanais), 24 septembre 1984.
Une Niçoise de 34 ans, F. Castiman* , aurait été tuée, le R.P.G. à la main, hier matin, alors qu’elle tirait des roquettes sur une unité de soldats israéliens… Selon la version israélienne, cette femme (s’il s’agit bien de la même) aurait atteint et blessé trois soldats avec son R.P.G.
C’est cette version que semblent confirmer des dépêches en provenance du Proche-Orient
selon Nice-Matin du 24 septembre.
* L’arabe ne connaît pas l’utilisation des voyelles. En arabe le nom de Françoise Kesteman s’écrit KSTivIN. Lors de la publication du communiqué, les traducteurs ont revocalisé KSTMN “à la française” en Castiman, oubliant que son nom est d’origine flamande.
Selon l’armée israélienne, un 22 commando palestinien a débarqué d’un canot pneumatique près du pont de l’Awali, au nord de Saïda (Sud-Liban)… Le commando avait pris sous son feu un groupe de soldats israéliens qui, avertis par une vedette en patrouille, venaient l’intercepter.
Bizarrement, cette dépêche ne sera plus utilisée parce qu’elle laisse bien entendre que l’accrochage naval a eu lieu et que l’embarcation sioniste a bien été coulée. Sans l’hypothèse de l’accrochage en mer et du naufrage israélien, on ne comprendrait pas que la vedette sioniste n’ait pas elle-même anéanti le canot des combattants palestiniens.
L’armement que les Israéliens prétendent avoir trouvé confirme d’ailleurs cette hypothèse :
Selon les Israéliens, le commando était en possession d’un lance-roquettes antichar, d’une mitrailleuse, de grenades, de cinq fusils d’assaut Kalachnikov et de munitions.
dépêche AFP 241616 SEP 84.
Sans nous étendre plus longuement, il nous faut signaler que le port de Saïda, alors occupé par les Israéliens, a été interdit au commerce et à la navigation, suite au commando. De source bien informée, nous avons appris que le porte-hélicoptères US USS Shreveport était revenu ce jour même au large de Beyrouth-Saïda, position qu’il avait abandonnée depuis juillet 1984 (pour participer aux opérations de déminage fictif en mer Rouge).
Vérité et mensonges - Honneur et pertidies
La discussion sur les communiqués n’est pas un combat d’arrière-garde. Les sionistes, usurpateurs de la terre de Palestine, agresseurs au Liban, n’ont pas la belle part non plus dans cette affaire.
Pour minimiser l’importance de l’accrochage, ils nient qu’il y ait eu combat naval. Ils mentent sur les conditions du combat terrestre.
Les trois blessés israéliens (des sources du Prôche-Orient
citées par Nice-Matin et jamais reprises ensuite) s’expliquent par l’accrochage naval.
Après l’intervention des hélicoptères (israéliens
?), il est évident que l’unité d’Al Assifa ne pouvait que se replier sur la côte, vers Saïda.
Là, un combat terrestre a eu lieu. Mais il ne peut avoir eu le déroulement qu’en donnent les sionistes. Dans L’Orient-Le Jour du 25 septembre 84, le lieutenant israélien Matti déclare que :
l’un des soldats a aperçu le bateau au moment où il accostait. Nous sommes tout de suite accourus sur les lieux en ouvrant un tir nourri.
Deux des assaillants, dont la femme, ont été tués sur le coup.
Le troisième a levé les bras en indiquant qu’il voulait se constituer prisonnier. Dès que nous nous sommes approchés, il a lancé la grenade qu’il avait dans la main blessant un de nos hommes. Il a été tué sur-le-champ d’une balle à la poitrine. Les deux autres ont été capturés.
Il y a dans cette déclaration un hiatus insurmontable. Sur les quatre compagnons de Françoise, nous ne savons pas lesquels ont été tués, lesquels seraient prisonniers (ni dans ce cas où ils sont). Les corps des victimes n’ont pas été rendus aux familles, barbarie coutumière des sionistes. Mais pour Françoise - parce qu’après des manifestations publiques et la menace de faire du bruit
la Croix-Rouge internationale a pu ramener son corps à Beyrouth - il est clair (certificat médical d’autopsie à l’appui) qu’elle n’est pas morte par balle. C’est ce que confirme la dépêche - jamais démentie - publiée par L’Orient-Le Jour du-11 octobre 1984 :
De source médicale, on indique que l’autopsie a établi que Françoise Kesteman avait le crâne éclaté et plusieurs côtes fracturées. Le corps était en état de décomposition avancée et aucune trace de balles n’a été trouvée dans les tissus.
Sans pouvoir préciser plus, disons qu’après le combat terrestre dont parle le communiqué du Fatah, au moins un des combattants (Françoise) a été neutralisé. Il existe de nombreux moyens chimiques (des gaz par exemple) qui ont cet usage. C’est seulement après la capture que les sionistes se sont acharnés sur leur prisonnière ou leurs prisonniers, au mépris de tout respect des lois internationales sur le statut des prisonniers de guerre.
Mais il est vrai qu’Israël s’est, depuis sa naissance, placé en dehors de toute légalité internationale.
Cet incident
n’aurait été qu’à ajouter aux autres exactions israéliennes, si le Fatah, dès le 23 septembre, n’avait transmis à 24 l’AFP le communiqué de revendication du commando Gloire et Honneurs aux Martyrs de Sabra et Chatila. C’est alors que les sionistes ont appris la nationalité française de Françoise (et non pas sur son cadavre comme ils le prétendent). Horrifiés des retombées qu’auraient pu avoir pour eux leurs méthodes (si le gouvernement français avait réellement cherché à défendre la mémoire et les intérêts matériels d’un de ses ressortissants), ils ont immédiatement réécrit l’histoire.
Du côté officiel français, tout a été fait pour que le silence soit fait : la honte rejaillit sur un tel gouvernement.
En hommage aux héros
Du côté des moyens d’information, le silence n’a pas été total. Un petit nombre de journalistes courageux ont essayé de dépasser le complot du silence. (Voir par exemple l’article de François Mattei, publié dans le Journal du Dimanche en fin de volume.) Quelques-uns nous ont aidés à obtenir des autorités israéliennes d’occupation du Sud-Liban qu’elles permettent à la Croix-Rouge internationale de transporter le corps de Françoise à Beyrouth où elle souhaitait être inhumée. Il a fallu pour cela des manifestations sur la Canebière (Marseille), devant le Consulat d’Israël, des distributions massives de tracts, des démarches pressantes de la mère de Françoise auprès des autorités consulaires française et libanaise pour que la cérémonie puisse avoir lieu le 10 octobre.
C’est alors que les amis et les proches des combattants palestiniens prisonniers ou tombés aux côtés de Françoise ont pu l’accompagner symboliquement au carré des Martyrs de la Révolution .
Laissons la parole au journaliste de L’Orient-Le Jour (11 octobre 1984) :
Françoise Kesteman, la jeune Française tuée par l’armée israélienne le 23 septembre dernier au Liban-Sud, a été enterrée hier au cimetière des Martyrs de Beyrouth, à côté des tombes 25 des responsables palestiniens morts ou assassinés ces dernières années.
Les Palestiniens ont ainsi voulu rendre hommage à cette jeune infirmière de 34 ans, originaire de Nice, qui avait tenté, avec quatre autres jeunes combattants du Fatah (principale composante de l’OLP) de mener une opération en Israël, tentative qui devait lui être fatale.
Près de 300 personnes, originaires pour la plupart du camp palestinien de Bourj-Brajneh où habitaient les compagnons de Françoise Kasteman, ont suivi le cercueil, recouvert d’un drapeau aux couleurs palestiniennes et françaises, le long de la route poussiéreuse qui mène de l’hôpital palestinien Gaza au cimetière.
Mme Inès Kasteman, 64 ans, la mère de Françoise, entourée des parents des membres du commando, ne semblait pas entendre, murée dans sa douleur, les cris d’une vieille femme palestinienne qui scandait devant elle :
Mère de Françoise, mère des martyrs, chantez votre joie, car nos enfants sont les vôtres.Près de la mère de Françoise Kasteman, un petit homme ne peut cacher ses larmes. Il est le père d’un des quatre garçons qui accompagnaient la jeune Française dans l’opération, Fathi Khalil Zaher, 27 ans. Il ignore tout du sort de son fils puisque l’armée israélienne a seulement indiqué que trois membres du commando avaient trouvé la mort et que deux autres avaient été faits prisonniers. Les Israéliens n’ont rendu que le corps de Françoise. (…)
Comme le veut une tradition, lorsqu’un jeune meurt avant de se marier, l’enterrement prend l’allure d’une cérémonie nuptiale. Des femmes au balcon jettent du riz sur le cortège alors que quatre jeunes jouent avec leurs cornemuses un air du folklore palestinien.
Le portrait d’Arafat
Brandissant, pour la première fois à Beyrouth depuis le départ des combattants palestiniens en août 1982, le portrait de M. Yasser Arafat, les jeunes ont revêtu des tee-shirts avec la photo des cinq 26 membres du commando et la légende :
Hommage aux martyrs héros de l’opération Sabra-Chatila.Des jeunes filles, vêtues de leurs tabliers d’école, portent des couronnes offertes à Françoise Kasteman par M. Yasser Arafat, le comité central du Fatah , le Croissant-Rouge palestinien, et par
les amis et camarades de Françoise.Aux slogans favorables à Abou Ammar (Yasser Arafat), s’en mêlent d’autres qui saluent la mémoire de la jeune Française et qui affirment que
son sang sera vengé. Dans le cimetière des martyrs, là où, selon sa mère, elle voulait être enterrée, la dépouille de Françoise est mise en terre alors qu’un jeune Palestinien tire en l’air 21 coups avec un Kalashnikov.Epuisée et bouleversée, Mme Kasteman raconte, à son retour à l’hôpital Gaza, que les deux enfants de Françoise, Laurent (14 ans) et Pierre (10 ans), ont su comment leur mère était morte et qu’ils sont fiers d’elle.
Elle était une fille entière qui ne supportait pas l’indifférence. Son père et moi lui avons appris la liberté et à lutter contre l’oppression, dit-elle. Elle raconte que son mari, mort en 1979, avait été un grand résistant pendant la Seconde Guerre mondiale et avait réussi, avec 18 de ses camarades, à s’échapper du camp de Compiègne (nord de la France).
Depuis, Yasser Arafat nous a reçus à Tunis. Il a fait siens - au nom du peuple palestinien - les enfants de Françoise.
Pour nous, il n’y a pas de conclusion. A cette jeunesse occidentale à laquelle a été refusée la pratique normale de la justice, Françoise montre la voie. Françoise vit… écrivain et révolutionnaire.
Jean-Louis JOUANAUD
(2 avril 1985)