Média communiste pour toute l'Europe
fondé par Michèle Mestre
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Françoise KESTEMAN

… O, fils de mon oncle qui est sur la frontière Comment pourrais-je te rejoindre ? Et le pont est détruit …

— à mes amis de Rashidiyéh

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C’était le 15 janvier 1981. Je m’en souviens. Nous étions plusieurs à descendre vers le Sud.
A Beyrouth il faisait beau. Au Sud, il a plu.
Sur la route, nous longions la mer. Et la mer échevelait ses vagues plus fort que le vent.
Et quand j’ai vu les bananiers, les orangers, les légumes,
quand j’ai vu le linge qui sèche,
quand j’ai vu les maisons détruites,
j’ai compris.
J’ai compris que chaque heure à vivre, à travailler, à aimer, à être là, au Sud, c’était faire la guerre.
Une femme marche au bord de la route. Grande. Droite. Elle porte une bouteille de gaz sur la tête.
Quand on descend au Sud, sur la colline, près de la route, il y a Damour.
Et qui dégringolent jusqu’à la route, et plus loin que la route, jusqu’à la mer, des jardins.

Sur le bord de la route, un étalage ou deux, petits, de choux-fleurs.

Damour est la ville des femmes. Des femmes seules. Celles qui sont restées.
Qui ne sont pas mortes.
Qui ont pu s’installer là, venant de Tal-al-Zaatar. Damour est une ville de veuves.
Une ville où les femmes cultivent les jardins.
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Et quand tu passes devant Damour, au nom tendre, (Damour … comme une ville de caresses), tu entends les sanglots des fantômes des Palestiniens assassinés à Tal-al-Zaatar .
Et tu sais que Damour est plus morte que vive.
Et la mauvaise route continue.
Au soleil, la populeuse Saïda, affairée, bourdonnante.
Et tu descends encore au Sud.
Et Tyr, la très belle, la chaude et la tendre, Tyr est là. Dans ton regard.
Et tu la gardes.
Et peut-être as-tu envie de pleurer.

Dans le port, deux grands bateaux morts. A demi noyés.

Et Tyr est jaune. Et tu la sens douce. Et ses deux bras s’ouvrent au monde, pour l’embrasser.
Pour l’accueillir. Pour lui tenir chaud. Pour s’offrir.

Comme Tyr dans la mer est belle !
C’est de la pierre jaune, chaude à caresser, et qui se donne : tant de gens y ont vécu et il y a tant d’amour dans ces pierres.
Et ton regard recueille ce que la ville t’offre : la tendresse et la sérénité. La beauté des villes où l’on travaille. La beauté de l’histoire éternelle des peuples.
Et puis, tu t’approches.
Tu vois.
Le vieux quartier au long du port, a été maintes fois, est encore, jour après jour, bombardé par Israël et Haddad .
Et les maisons tombent. Et les maisons meurent.
A leur place - le vide - ou le béton, parce qu’il faut vivre quelque part et qu’il faut faire vite.

Et l’archevêque nous a montré la cathédrale du XIIe siècle.
Bombardée par Israël qui protège les chrétiens au Sud.
Et à présent restaurée.
Tyr est un port.
Tyr est une ville de pêcheurs.
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Sur le port, il y avait une maison pour les pêcheurs. Pour qu’ils puissent se réunir. Boire du thé ou du café. Préparer la pêche. Parler.

Une maison, blanche et carrée, avec des balustrades de pierre.
Elle a été bombardée et elle pend, en loques, seule sur le quài du port.
Les pêcheurs ont maintenant une autre maison, sur le port, moins belle, où ils se réunissent.
Et ils expliquent :
Nous posons les filets tôt le matin et nous les relevons cinq ou six heures plus tard.

Je les ai vus sur la mer matinale, quand le soleil n’a pas encore de force. J’ai vu les barques et la mer, et le silence et l’harmonie de la mer, de la barque, des gestes. Je les ai vus dans le matin comme une lenteur harmonieuse, et la lumière peu à peu qui se révèle et qui sourd du fond de l’eau. Je les ai vus et j’ai cru que c’était l’éternité.

Mais ils expliquent :
Avant nous vivions de notre pêche, et maintenant, nous ne pouvons plus. Nous pêchons un dixième de ce que nous pêchions avant 75. La mer nous est fermée à un kilomètre et demi du rivage. Beaucoup de nos compagnons ont été kidnappés au large par Israël. Et puis ils nous volent nos filets. Avant nous posions les filets le soir.

A la mi-avril de cette année, l’entrepôt où les pêcheurs de Tyr rangeaient leurs bateaux a été incendié. Il a brûlé pendant deux.
Et ils disent :
Nous ne pouvons plus vivre simplement de la pêche. Nous sommes devenus pauvres. Israël veut que nous quittions le Sud, mais nous ne partirons pas. Nos maisons sont bombardées. Nous mourons et nos enfants meurent. Si nous voulons quatre enfants, il 32 nous faut en faire huit, parce qu’Israël en tue la moitié. C’est l’OLP qui nous permet de rester et de ne pas mourir de faim ; c’est l’OLP qui nous aide.
A Tyr, il y a des chrétiens et des musulmans, nous sommes tous bombardés et tués de la même façon par Israël. Les Palestiniens et nous, nous sommes en train de mener la même guerre. Nous sommes ensemble contre un même assassin.

Puis ils disent (et leurs mots sont une douleur impitoyable), ils disent, (et ils ont raison) :
Souvenez-vous des vedettes de Cherbourg. Quand nous sommes bombardés, pensez que ce sont peut-être vos Mirages français qui nous assassinent.
Pour être libre, l’Algérie a perdu un million d’hommes. S’il nous faut à nous aussi un million de morts pour être libres, nous les donnerons. Mais n’attendez pas tant de morts pour reconnaître que nous avons raison.

Plus tard, nous marchons dans le camp palestinien de Rashidiyéh. Dans la grisaille morne des rues aux maisons si semblables.
Et puis il pleut. Et la pluie, et la boue, et personne d’autre que nous qui marchons.
On passe devant une maison bombardée, comme il y en a beaucoup à Rashidiyéh.
Une maison détruite où habitait une famille palestinienne, des enfants, des gens qui se rendent visite, qui s’embrassent.
Mais il n’y a plus de maison maintenant et je me parle : Peut-être un Mirage français ? Et un vieil homme, avec des moustaches blanches tout à fait arrogantes et coiffé d’un koufiyé nous reçoit dans sa maison. Nous parle.
De la Palestine. Et son langage est plein des oliviers, des blés, des marches dans la montagne.
Deux de ses quatre fils sont morts, tués par Israël. La femme et la fille d’un de ses derniers fils sont mortes. Tuées par Israël.
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Et il nous dit que parfois il lui est arrivé (mais il y a longtemps qu’il ne l’a pas fait) d’aller en Palestine occupée, la nuit, de marcher doucement en se cachant, et de cueillir une herbe de son pays, pour en reconnaître le goût, la mordiller, et y puiser la force de vivre.

Quand je suis retournée le soir à Beyrouth, une moitié de moi était restée au Sud, accrochée aux pierres de Tyr, aux maisons de Rashidiyéh. Et attendait que j’y revienne.
Je remercie mes amis Jazid et Dina de m’y avoir aidée. Et Mustafa de l’avoir permis.

Le 18 mars j’y suis revenue. Au printemps. Il faisait très chaud. Je n’avais vu Rashidiyéh qu’un jour d’hiver sous la pluie froide, et j’avais cru que c’était toujours comme ça.
Ce jour-là, j’ai compris ce que voulaient dire, saisons après jours, trente-trois années d’exil. J’ai compris comment les enfants naissaient là, grandissaient, se mariaient, avaient des enfants.
Comment les vieillards mouraient, en terre étrangère, à dix kilomètres de leur pays, de leur maison.
Les premiers jours de ma vie à Rashidiyéh ont été comme une avalanche.
Le cœur du monde bat en Palestine. En Palestine occupée.
En Palestine exilée.
La Palestine combat. La Palestine est vivante.
J’ai vu quatre étudiants pakistanais réfugiés à Rashidiyéh, protégés par le peuple palestinien.
J’ai vu quatre soldats de la Révolution venus d’Afrique du Sud, pour apprendre du peuple de Palestine à se battre.
J’ai vu deux médecins égyptiens, réfugiés, protégés par le peuple palestinien.
Et des enfants.
La vie est si pleine d’enfants ! Tu les rencontres à chaque pas. Des yeux noirs, des yeux verts, des yeux bleus. Bonjour ! Comment tu t’appelles ? Entre !, et ils sont souriants. Et quand ils te saluent leurs mains écrivent victoire ! 34
Et puis, j’avais peur pour mes nouveaux amis.
Les gardiens du camp, la nuit, par exemple.
Ils se réchauffent avec du thé. Ils veillent au-dehors.
Ils rient et se racontent des histoires.
Je m’endormais confiante.
Dans cinq minutes, ils seront morts, peut-être.
Tant de leurs amis sont morts. Qui riaient aussi.

Tant de gens, d’yeux, de visages, de sourires, de douleurs, de chansons.
Si tu veux t’amuser avec moi
Tu ne peux pas : je suis marié
Je ne veux rien contre ma femme
Moi, je suis du village
Pas de la ville.

Et puis, les mères : des citadelles.
Et puis la bonté des gens.
Les sionistes les traitent d’assassins.
A Rashidiyéh vit un peuple. A quelques kilomètres un pays.
Et ce pays est à ce peuple.

Parfois, sur la route, le soir tard, un homme passe avec une chanson.

Il y avait 40 000 habitants à Rashidiyéh au début.
Maintenant entre 5 000 et 7 000, ça dépend des périodes.
Beaucoup ont transporté leur famille ailleurs.
Vivre là, à cause des bombardements, c’est risquer de mourir à chaque instant. C’est combattre.
Se marier, danser, chanter, faire la lessive,
c’est faire la guerre contre Israël.
Avoir des enfants et rire, c’est faire la guerre contre Israël.
Naître Palestinien, c’est naître révolutionnaire.

Le petit garçon de Oum lmad a quatorze ans. Il y a cinq ans, les kataeb ont tué son père. Quand il avait douze ans il a tué cinq sionistes.

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Et puis il y a les photos, compagnons morts, fils tués…

Abou Ali m’a dit : Trois chers amis sont morts. C’était comme si j’avais perdu mes bras.