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Elle était Française. Elle est morte sur une plage libanaise au milieu d’un commando palestinien : « Par amour », dit sa famille

Sur la photo en couleurs - la seule que sa famille possède de Françoise au Liban - une jeune et jolie femme marche, seule, sur une plage. Cheveux châtains, jupe à fleurs et silhouette menue, elle paraît moins que ses trente-quatre ans.

Romantique, elle semble jouir en toute innocence du soleil, de la mer. Dimanche dernier, au petit matin, Françoise Kesteman est morte au large d’une autre plage libanaise, en face de Saïda, à 45 km au sud de Beyrouth. Une tenue de combat avait remplacé la jupe fleurie, et dans le canot pneumatique qui l’emmenait pour une opération en territoire israélien, avec quatre autres feddayin , elle a vu, soudain, les projecteurs du bateau de guerre israélien déchirer l’obscurité et foudroyer de lumière· le canot de caoutchouc.

Pendant quarante minutes, essayant de fuir le tir des mitrailleuses lourdes israéliennes, ripostant sans espoir d’atteindre la vedette rapide, elle a su qu’elle ne verrait pas le soleil se lever. Elle a fini par tomber sous les rafales, comme deux autres de ses compagnons : ayant vécu sa passion jusqu’au bout, Françoise Kesteman, la petite infirmière française, a fait don de sa vie - comme elle l’avait souhaité - à la cause palestinienne, qu’elle avait épousée.

Ce matin, au Quai d’Orsay, sa mère a demandé au ministre des Affaires étrangères de tout faire pour qu’elle puisse, enfin, se rendre à Beyrouth et inhumer sa fille. Huit jours après la mort de Françoise, Inès Kesteman n’a toujours pas obtenu son visa pour le Liban.

Au consulat et à l’ambassade, on me répond, m’a-t-elle 227 expliqué, qu’on attend l’autorisation de la direction de la Sûreté de Beyrouth.

Fumant gauloise filtre sur gauloise filtre, elle met toutes ses forces dans ces démarches difficiles qui l’ont conduite aujourd’hui - à Paris. Depuis une semaine, installée dans l’appartement de Jean-Louis Jouanaud, l’ex-mari de Françoise, au quatrième étage d’une H.L.M. de Savines, à quelques kilomètres au nord de Marseille, elle a passé le plus clair de son temps au téléphone. Elle n’a accepté de me parler que pour éclairer le destin de Françoise, pour expliquer cet engagement jusqu’à la mort dans un combat lointain, un combat qui n’était pas celui d’une illuminée, dit-elle :

Françoise a grandi dans une famille de militants communistes, et sans que nous lui ayons jamais imposé des opinions, il est certain que ce contexte a influencé ses choix.

Militant communiste et résistant de la première heure, son père aujourd’hui décédé -, Henri Kesteman (un nom d’origine flamande), fut rédacteur en chef du journal des Jeunesses communistes L’Avant-Garde, puis de Ce soir et des Nouvelles à Bordeaux. En juin 1942, il s’évada avec une vingtaine de camarades de la prison de Compiègne : parmi ses compagnons d’évasion, le frère de Maurice Thorez, Louis Thorez, qui fut repris et fusillé.

Rien à moitié

Les yeux clairs, le visage fatigué, Jean-Louis Jouanaud, trente-cinq ans, qui a appris à Pierre et Laurent (dix et quatorze ans), ses deux fils, que leur maman ne reviendrait plus, ajoute que Françoise était très fière de ses ascendances syndicalo­ révolutionnaires :

Son arrière-grand-père, qui était ébéniste - spécialisé dans la fabrication des caisses de piano -, avait fondé le premier syndicat des travailleurs du bois. Son grand-père avait repris le métier et le combat idéologique : Françoise, qui était d’une exigence absolue, avait poussé l’amour de cette tradition familiale jusqu’à apprendre l’ébénisterie : elle ne faisait rien à moitié.

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En 1968, alors qu’elle se préparait à la carrière de secrétaire médicale, en terminant ses études secondaires au lycée Maurice Ravel, à Paris, elle fut bouleversée par les événements du mois de mai. Elle adhère à cette époque aux Jeunesses communistes qu’elle quittera plus tard. En 1969, parce qu’elle a changé d’avis, et décidé de devenir infirmière, elle part à Marseille, où elle rencontre, puis épouse, Jean-Louis Jouanaud, instituteur et militant communiste :

Par goût, depuis longtemps, explique-t-il, elle s’intéressait à d’autres civilisations, à d’autres peuples, à d’autres cultures : le Mexique, l’île de Pâques, Cuba… Elle était farouchement anti-occidentale. Nous avons milité ensemble pour la Palestine et la révolution palestinienne et, sur ce chapitre, nous avons toujours partagé les mêmes idées. Si elle s’engageait à fond dans les combats de la société française, elle avait la fibre internationaliste. Et, tout comme moi d’ailleurs, elle pensait qu’on peut se sentir, au gré des circonstances, plus proche d’un autre peuple que de celui dont on est issu : nos travaux communs sur André Marty, le mutin de la mer Noire, le chef des Brigades internationales pendant la guerre d’Espagne, l’avaient beaucoup marquée.

L’événement qui, en fin de compte, devait déterminer l’engagement de Françoise dans la cause palestinienne prit la forme d’un voyage à buts ethnologiques : Françoise Kesteman choisit, en 1980, d’étudier les médecines atlciennes. Elle commença par la Bourgogne, pour gagner ensuite le Sud-Liban et le camp palestinien de Rashidyéh, au début de 1981.

A son retour, explique Jean-Louis, elle tenta de publier tous les textes qu’elle avait écrits sur cette expérience. Et l’indifférence qu’elle rencontra la scandalisa.

Petite sœur de l’héroïne d’Anouilh qui, dans La Sauvage, ne peut accepter d’être heureuse tant qu’il y a, quelque part, un chien perdu, elle n’envisagea plus d’autre vie que celle mise au service des combattants, des femmes et des enfants palestiniens qu’elle aimait éperdument. Et en janvier 1982, elle retourne au Liban, emmenant avec elle Pierre, son plus jeune fils. Infirmière au Croissant-Rouge palestinien, elle écrit deux articles sur la vie quotidienne et les souffrances de son peuple d’élection dans le magazine Afrique-Asie. Et dès lors, elle ne se considère plus 229 que comme une Palestinienne n’ayant qu’un seul parti : l’OLP, l’Organisation de libération de la Palestine de Yasser Arafat. Au printemps de la même année, elle vit le siège de Beyrouth et les bombardements de l’aviation israélienne. Un dernier séjour en France, au début de cette année, précède son dernier départ, en juin dernier.

Depuis, les aléas du courrier n’ont permis à sa mère et à Jean-Louis de recevoir que quelques rares lettres. Mais elles sont éloquentes et indiquent bien que Françoise était devenue plus qu’une infirmière, une combattante. Le 7 juillet, dans sa dernière lettre adressée à Jean-Louis, elle avoue :

Il me semble certain, cette fois, que je pars pour la mort. Je sais. Je veux. Cette mort-là est la plus belle, cette vie-là aussi. J’aime à mourir.

Un peu plus loin, elle fait le vœu que ça fasse du bruit… écrire avec le sang. Et conclut : Si Dieu veut de ma mort, je serais si vivante à ce moment !

Dimanche dernier, à l’aube, au cours d’une opération qui visait le territoire israélien, Françoise est devenue la première feddayine française à mourir pour la Palestine.

D’autres sont prêts, jure Jean-Louis, à prendre la kalachnikov ! Et à mourir, comme Françoise, d’un trop-plein d’amour…

Sur la table de la cuisine, les dessins que Françoise envoyait à ses deux fils, les textes que Jean-Louis veut publier dès qu’un éditeur courageux se manifestera. Ailleurs, dans les chambres et dans le salon, empilés un peu partout, les deux mille livres, traitant de tous les sujets, qu’elle a dévorés puis abandonnés là pour se plonger dans l’action. Jeudi à Saint-Ouen, où la sœur de Françoise enseigne le dessin industriel, les professeurs du L.E.P. Marcel Cachin ont observé une heure d’arrêt de travail en hommage à la disparue :

Une autre chose merveilleuse dans cette guerre, les amis, les copains d’autrefois retrouvés, même ceux qui vivent dans la France paisible et somnolente écrivait Françoise Kesteman.

François Mattei

Journal du Dimanche